Chen Nianxi vit le jour en hiver 1970 dans une ferme de briques et de torchis de la province du Shaanxi. Sa mère cultivait trois « mu » (un demi-hectare) de riz et de légumes, tandis que le père fabriquait chaises et tables en peuplier local. Ils connaissaient trop souvent la faim.
À l’âge scolaire, Nianxi fut plus souvent au champ avec sa mère, ou à l’atelier avec son père, qu’à l’école. Une telle entrée dans la vie ressemblait au destin des centaines de millions d’autres, mais Nianxi lui, dès sept ans, exprimait une passion improbable pour l’écriture, apprenant ses idéogrammes à grande vitesse et dévorant tout texte passant devant ses yeux, journal, publicité ou dépliant des chemins de fer.
Au collège, quand ses parents ne le retenaient pas pour des corvées familiales, il avait commencé à écrire des poèmes, que ses maîtres lisaient à voix haute en classe ou publiaient au journal de l’établissement. Son premier poème, à 15 ans, avait pour titre « L’avion qui sème les graines ». Il inventait un monde idéal où l’école épanouissait les jeunes et les tirait de la misère. Chen croyait au pouvoir de la poésie pour guider les hommes vers une vie meilleure, par la puissance magique des mots : sûr de son talent, il se voyait, en puissance, « l’étincelle qui met le feu à la prairie » (星火燎原, xīnghuǒ liáoyuán).
Pourtant, son goût pour l’écriture n’allait pas lui valoir pour l’heure un quelconque avantage, emploi, renommée ou argent. Sa poésie n’était pas en phase avec son époque matérialiste, quand lui était plongé dans le romantisme. Et puis ses absences au lycée pour cause de travail manuel n’arrangeaient rien : quand il passa son gaokao (baccalauréat) en 1997, il n’était pas au niveau, et le score qu’il obtint ne lui ouvrait l’accès qu’aux universités les moins cotées du pays. Il préféra renoncer et rester sur place pour aider ses parents vieillissants.
La suite était inévitable. L’année suivante, ses parents lui trouvaient une femme, dans un mariage arrangé. En 1999 naissait leur fils. Dès lors, le revenu familial ne suffisait plus, face aux dépenses liées à l’arrivée de l’héritier. Le scandale du lait contaminé à la mélamine n’éclaterait que 10 ans plus tard, mais dès cette année, le lait local ayant très mauvaise réputation, aucun parent en son bon sens ne pouvait lui faire confiance pour nourrir l’héritier unique : il fallait acheter du produit importé !
Confronté à ce dilemme, le jeune papa n’avait d’autre choix que de s’engager comme mineur, un métier en grande demande et qui payait plutôt mieux que d’autres, pour des gens sans diplôme.
Sur ce marché, les emplois abondaient au Shaanxi, l’une des bases nationales de minerais. Il commença dans la mine de fer du Qinling à quelques kilomètres de chez lui, sur les flancs du mont Shang. La tâche était très physique, 10h par jour au pic et au marteau piqueur. Puis il trouva un poste 1100 km plus à l’Ouest dans une mine d’or du Qinghai. Il apprit l’art de repérer les veines aurifères les plus riches, le geste économe pour dégager les blocs, le concassage, le lavage du minerai et son traitement à l’arsenic qui permettait d’obtenir la précieuse poussière dorée.
Puis Chen circula au gré des offres d’embauche, passant par le Shanxi, le Hebei, et toute la Chine du Nord. Parfois c’était un patron qui venait marauder les employés de sa mine. D’autres fois, c’était Chen qui partait avec toute son équipe, attiré par un meilleur salaire. Quel que soit le site, le travail restait assujetti aux mêmes gestes, aux mêmes dangers. Le matin à 6 heures, on se pressait dans l’ascenseur, 80 hommes serrés les uns contre les autres gueules noires encore empêtrées de sommeil, sous leurs casques à lampes de plastique jaune sale. Ils dévalaient à toute allure vers le fond du gouffre, voyant défiler les parois derrière le grillage de protection sous l’éclairage d’un projecteur blafard. À 2m par seconde, il fallait 20 minutes pour arriver à leur galerie d’une chaleur surnaturelle, à 2400m sous la surface.
Au fil des ans, Chen était passé artificier, job mieux rémunéré à 3000 yuans par mois. Dans sa nouvelle fonction, il devait doser les cartouches de dynamite, les insérer dans les alvéoles forées à travers la roche, placer les mèches puis raccorder les câbles, avant la mise à feu précédée d’une sirène et du repli général – un moment toujours angoissant en raison du risque d’accident.
Suivait la phase de récupération du minerai à la pioche et à la barre à mine, évacué par wagonnet. Plusieurs fois par jour, il fallait étayer les parois et le plafond du boyau, poser les rails, les visser au sol, faire avancer le wagonnet. À chaque explosion, un nuage gris de poussière rocheuse envahissait la galerie, obstruant la vue, se collant au visage et se fondant dans la sueur. Nombreuses blessures étaient à soigner tous les jours, les accidents aussi n’étaient pas rares. En 2007, suite à la défaillance du minuteur, Chen avait pris de plein fouet le souffle d’une explosion et perdu une oreille, tympan crevé. En 2013, un bloc de roche fou avait écrasé son copain, le conducteur du wagonnet.
Le soir, après avoir suspendu casques et lampes au clou, les hommes dînaient ensemble, piochant à la baguette dans leurs boîtes en aluminium. Après manger, on restait un temps à décompresser, buvant des bières, s’échangeant les cigarettes, tout en bavardant. On se remémorait les péripéties du jour et échangeait des blagues sur les chefs, des vantardises sur des femmes. C’était seulement après que les gars pouvaient aller prendre la douche pour écarter l’odeur des roches et des explosifs, ces poisons telluriques contaminant leur corps. Puis ils se couchaient pour s’endormir aussitôt, assommés de sommes lourds et sans rêve, mais leurs membres et leur échine étaient déjà arc-boutés dans la lutte pour la survie contre les éléments, dans l’attente de l’épreuve du lendemain.
Chen lui, restait dans la salle. Sur une ancienne caisse à dynamite, il s’était constitué une table. Toutes les images du jour, il les faisait revivre en poèmes, au dos d’encarts publicitaires.
Et que disaient ses poèmes ? On le saura, la semaine prochaine !
Sommaire N° 39 (2021)