À Pinghai, presqu’île du Fujian, au début octobre 2021, dans sa bicoque de tôle ondulée qu’il partage avec sa famille, Ou Jinzhong, 55 ans, a vécu toute sa vie dans le besoin. Loin d’être naturelle, cette quasi-misère est d’origine politique, ou idéologique, comme on voudra…
30 ans plus tôt, son père pêcheur a osé émigrer clandestinement vers Taïwan, à bord de sa barque de pêche, à 140km de haute mer exactement en face de Pingtai. Aidé par les courants, sa parfaite connaissance du détroit et aussi il faut bien le dire, par la chance, il a su éviter grillages et herses protégeant le rivage de l’île nationaliste, pour débarquer au port de Tongxiao. Après quelques mois d’interrogatoires du contre-espionnage taiwanais, il a reçu son permis de résidence et s’est établi, refaisant sa vie. Dans ce projet d’évasion, il espérait venir rechercher ultérieurement sa famille – mais l’occasion ne s’est jamais présentée…
Pour les siens par contre, les conséquences ont été dramatiques. Classée « anti-parti », la famille s’est retrouvée au ban de la société. Privé d’école, un Jinzhong encore adolescent a dû, du jour au lendemain, travailler dur pour nourrir sa mère, sa jeune femme et bientôt Benben, son fils.
Tous les matins avant l’aube, il se rend au port où il achète le poisson à quai. Mais connaissant son statut de pestiféré, les pêcheurs n’osent lui céder que le poisson invendable ailleurs, abîmé ou défraîchi… Jinzhong est interdit d’accès à la criée, où se négocient les meilleurs prix. Comme clients, il doit se contenter des gargotes qui lui reprennent ses cageots pour quelques piécettes.
La famille vit en marge, en bordure de plage sur une maigre étendue herbeuse. Jinzhong n’a qu’un bien d’un peu de valeur, hérité du père : un « mou » de terre où se dressaient dans les années 2000 ses 20m² de maison familiale, où tous s’entassaient et se bousculaient.
À force de privations, Ou Jinzhong avait quand même mis de côté de quoi rebâtir. En 2017, il a déposé le plan, parlementé dur avec une mairie peu favorable, réglé toutes les taxes et droits qu’on a trouvé à lui opposer. Après de longs mois de palabres, il a fini par obtenir le permis.
Aidé par Benben, il a monté en deux jours une bicoque provisoire en tôle ondulée de récupération, puis à la masse, a démoli la maison, évacuant à la brouette les moellons vers une décharge à ciel ouvert, à 300m de là. C’était en novembre 2017. Une fois l’espace libéré, à la pelle et à la pioche, il a creusé ses fondations, installé son ferraillage, coulé son béton.
C’est quand il a voulu monter les murs que les choses ont commencé à se gâter. Arrivé avec Benben à l’embranchement du sentier menant chez lui, pédalant pour faire avancer son antique triporteur lourdement chargé de briques, il a trouvé deux agents qui l’attendaient, l’air mauvais. Ils lui ont demandé le permis de construire. Une fois ce document entre leurs mains, sortant de sa poche un gros marqueur noir, le chef du groupe l’a rayé de deux traits en croix, tout en annonçant à Ou Jinzhong trop stupéfait pour protester, qu’il était annulé.
« Mais c’est impossible… balbutia le malheureux mareyeur, « je suis ici chez moi… et puis, avec ma femme, ma vieille-mère, où allons-nous vivre ? »
Les sbires gardaient le silence. Juste le plus petit d’entre eux, homme râblé et à moustache leur désigna du doigt leur cahute : « ben, vous n’êtes pas à l’air libre, non » ?
Mais pourquoi vous faites çà ? demanda encore Ou, faiblement – déjà vaincu.
« Ça, demandez à votre voisin. Il a porté plainte, et la demande a été jugée recevable », fut la sèche réponse assénée, suite à quoi les hommes en uniforme repassèrent sans saluer à bord de leur Honda bleu et blanc, et disparurent en un nuage de poussière.
Cette nuit-là dans la chaumière, le moral était bas : « le ciel s’effondrait sur leurs têtes » (大祸临头 , Dà huò líntóu). Benben, le plus scandalisé, proposa d’ignorer l’interdiction. Ou Jinzhong acquiesça – il n’avait rien à perdre. Le lendemain à 5h, au lieu de se rendre à la jetée pour acheter son poisson, il retourna au triporteur à 300m de là, accompagné par son fils qui séchait l’école. Mais sur place, bloquant le sentier l’attendait Chen Wuxin, le voisin que depuis l’enfance, il avait appris à éviter.
Pas seul, Chen était accompagné de son fils, un malabar de 36 ans et de deux autres types à mines patibulaires : « halte », s’écria-t-il, « on ne va pas plus loin ».
Ou Jinzhong tenta de parlementer. Mais Chen l’interrompit : « t’as pas compris le message ? Ton chantier est interdit, fini ! Et puis t’es chez moi ici. Un pas de plus, et je verse tes briques et casse ton vélo ».
Les dents serrées de rage, Ou Jinzhong n’avait plus qu’à repartir. Le chemin était sur le terrain de Chen, qui imposait son droit de passage. Pour les humains, c’était oui, pour les briques, non.
Un peu plus loin, le mareyeur dit à son fils : « une nuit chaque semaine, Chen reçoit sur la plage un chargement transbordé d’un chalutier taiwanais. C’est de la contrebande – électronique, vêtements, voire de la drogue, peut-être… La police ferme les yeux, car elle touche sa part du trafic. C’est pour ça qu’elle valide sa prétention d’être propriétaire du chemin. Ce qu’il veut, c’est nous désespérer et qu’on disparaisse, pour que son trafic ne soit pas dénoncé. Et puis il aurait tort de se gêner : comme nous sommes au ban de la société, personne ne voudra nous défendre ! »
Comment le malheureux Ou Jinzhong allait-il se tirer de cette dangereuse affaire ? On le saura… au prochain numéro !
1 Commentaire
severy
8 novembre 2021 à 18:51Là, on se demande vraiment comment il va s’en tirer. Le père parti à Taïwan interviendra-t-il enfin? Vivement la suite!