Pour mettre en œuvre sa nouvelle stratégie de « circulation duale », donnant la priorité au marché domestique, et relancer son économie qui a lourdement souffert du Covid-19, la Chine a besoin de la participation active de son secteur privé, représentant 60% de l’économie et plus de 80% des emplois. Pour s’en assurer, le Président Xi Jinping a transmis ses instructions le 16 septembre au Front Uni, le département chargé d’accroître l’influence du Parti en Chine et à l’étranger.
Le principe est simple, avec le secteur privé ce sera donnant-donnant : « vous nous aidez à accomplir nos objectifs (avancées à l’international, lutte contre la pauvreté…) et vous aurez notre soutien et notre protection contre les sanctions étrangères ». Le Parti s’attend donc à davantage de patriotisme de la part de ses entrepreneurs. Fin 2018, le Parti avait déjà établi des cellules au sein de 90% des groupes privés. On peut donc prédire que ces entités deviendront plus actives à l’avenir sous l’action du Front Uni. « Les entrepreneurs doivent s’identifier politiquement, intellectuellement et émotionnellement au Parti », précise la directive. Il s’agit aussi d’associer davantage de professionnels à l’élaboration des politiques et de s’assurer de leur expertise dans des moments-clés ou en cas de crise… Les entreprises qui joueront pleinement le jeu se verront accorder un soutien sans faille, digne d’une entreprise d’État. Cette directive vise donc à rassurer le secteur privé, à qui le secteur public ravit jusqu’à présent toutes les priorités et tous les privilèges. Mais pas sûr que les patrons se réjouissent de voir leur pouvoir décisionnel ainsi noyauté…
Selon certains internautes aux accents nationalistes, cette directive était nécessaire : « Ces ‘Janus’ à double visage [les jeunes entrepreneurs chinois de la tech] sont moins attachés à leur mère patrie qu’à leur succès à l’international. Ces instructions sont donc un rappel à l’ordre de rester fidèles au Parti, de la même manière que les médias d’Etat le sont ».
Difficile de ne pas faire le rapprochement avec les mésaventures de ByteDance aux États-Unis. Contraint à la vente par Washington, Pékin mettait TikTok sous sa protection le 28 août en soumettant ses algorithmes à l’octroi d’une licence d’export. Ce faisant, le gouvernement chinois s’accordait le pouvoir de bloquer toute transaction… Depuis lors, un accord a été conclu entre TikTok et Oracle, approuvé par le Président américain, mais Pékin ne compte pas donner sa bénédiction.
Cependant, en offrant la protection du gouvernement à ces firmes privées en échange d’une fidélité aveugle, Pékin leur complique un peu plus la tâche : le monde entier a déjà du mal à croire que ces entreprises sont en mesure de refuser de coopérer avec le gouvernement comme l’impose la loi de renseignement national (2017), mais il leur sera encore plus difficile d’affirmer qu’elles n’agissent pas pour le compte de Pékin après la publication de cette directive. Alors, la Chine estime-t-elle aujourd’hui que comme plus aucun pays ne croit à l’indépendance des firmes chinoises, autant jouer franc-jeu ?
Cela rappelle le plan « made in China 2025 » (MIC2025), révélant au grand jour les ambitions chinoises de rattrapage technologique dans des domaines-clés et d’avenir, en forgeant ses propres champions industriels grâce au soutien de l’État. Sous le feu de la critique des pays occidentaux, Pékin avait alors tenté de faire oublier ce programme, ou du moins, ne l’évoquait plus en public… Sans pour autant l’abandonner ! Lors du Parlement en mai dernier, il a été ressuscité sous la forme d’un nouveau plan pour les « infrastructures digitales » doté de 1 400 milliards de $ jusqu’en 2026 (une échéance qui coïncide avec la fin du prochain plan quinquennal). Et comme le soulignait avec une pointe d’ironie Bai Chunli, président de l’Académie chinoise des Sciences (CAS), la liste des technologies sous embargo américain dresse un inventaire des domaines sur lesquels la Chine doit travailler durant la décennie à venir. Plus récemment, le 11 septembre, le ministère de l’Industrie et des technologies et son nouveau ministre Xiao Yaqing, a annoncé soutenir 105 projets de développement industriels pour une enveloppe de 100 milliards de $. Et cela, alors même que l’Union Européenne et les États-Unis ne cessent de réclamer – en vain – la fin des subventions chinoises à ses champions nationaux afin que les firmes étrangères puissent jouer à armes égales. Cette directive à destination du privé pourrait alors renforcer la détermination des partenaires à se défendre contre les pratiques chinoises. Le Canada vient d’ailleurs d’abandonner les négociations d’un accord de libre-échange avec la Chine…
On assiste donc à un changement de la posture chinoise : en réaction à la politique d’endiguement américaine et à la « guerre technologique » que Washington lui mène, Pékin n’estime plus nécessaire de dissimuler ses ambitions, de brouiller les pistes, de sauver les apparences… La Chine se met à jouer cartes sur table. Mais elle le fait car elle n’a pas d’autre choix : cet appel à la fidélité du secteur privé est la seule carte dans sa manche, puisqu’elle ne peut se permettre de lui offrir plus de libertés.
1 Commentaire
severy
21 septembre 2020 à 16:32Très bon article.
Reste à voir comment réagiront les firmes privées chinoises qui veulent défendre leur biftek à l’étranger. Le but du régime de placer un ver dans chaque pomme se veut être un retour à la maoisation d’antan, ce qui n’a profité à personne en particulier, pas même à l’État. Le verger risque de ne plus produire que des trognons et le Parti de se retrouver en marmelade.