Economie : Les livreurs de repas, victimes des algorithmes

Le 8 septembre, le magazine « People » (人物, rénwù) lançait un pavé dans la marre en dévoilant les conditions de travail inhumaines des livreurs de repas. Le reportage (traduit en anglais ici) est vite devenu viral sur les réseaux sociaux, lu 1 million de fois quelques heures seulement après sa publication sur WeChat.

Ce n’est pas la première fois cette année que le média s’illustre : en mars dernier, il avait publié une interview – rapidement censurée – du Dr Ai Fen, directrice des urgences de l’hôpital central de Wuhan, réprimandée par ses supérieurs pour avoir partagé ses inquiétudes avec ses amis concernant l’émergence d’un nouveau « coronavirus de type SRAS ». 

Cette fois, le magazine a enquêté pendant plus de six mois sur une industrie sans pitié, dominée par deux géants : le leader Meituan (détenu par Tencent), contrôlant 68% du marché grâce à ses 3 millions de livreurs en jaune et noir, suivi de Ele.me (appartenant à Alibaba), détenant 22% du secteur, avec sa flotte en bleu et blanc. En l’espace de quelques années, le secteur est devenu le nouvel eldorado pour les travailleurs migrants, alimenté par le mythe du livreur qui gagne 10 000 yuans par mois. « Un rêve illusoire », d’après Sun Ping (孙萍), chercheuse à l’Académie chinoise des Sciences Sociales (CASS). Seuls 2,15% des livreurs gagneraient plus de 10 000 yuans mensuels, tandis que 53% d’entre eux peinent à subvenir aux besoins de leur famille. En moyenne, un livreur peut effectuer entre 20 et 40 commandes par jour et gagner entre 5 et 8 yuans par livraison.

Typiquement, sur l’une ou l’autre des plateformes, le délai imparti est de 30 minutes entre la commande et l’arrivée au domicile, préparation du repas comprise. Par exemple, si le restaurant met 20 minutes à préparer la commande, le livreur n’aura plus que 10 minutes pour arriver au pas de porte du client. En cas de retard, la moitié de leur commission sera déduite. Dans cette course contre la montre, le trajet est déterminé par des algorithmes diaboliques (« Super Cerveau » 超脑 chez Meituan, « Arche » 方舟 chez Ele.me), ne prenant pas en compte les conditions météo ou de circulation. Les jours de pluie sont à la fois une bénédiction et une malédiction : les commandes affluent, mais les livreurs sont dans l’impossibilité d’arriver à temps, ils sont donc payés deux fois moins par course. Autre paramètre imprévisible : l’attente insoutenable de l’ascenseur, particulièrement longue dans les tours de bureaux vers midi. « La complexité de la réalité dépasse largement les capacités prédictives de l’intelligence artificielle », commente un expert. Pire, un système « d’auto-optimisation » raccourcit progressivement le temps imparti à une même course, créant ainsi un cercle vicieux où les livreurs sont censés rouler toujours plus vite.

Pendant le trajet infernal, ils sont donc contraints à slalomer entre les voitures, à rouler à contresens ou à griller les feux rouges, tout en veillant à ne pas renverser leur précieuse cargaison. Une plainte d’un client peut les priver d’une journée de salaire. « Si je respectais le code de la route, je serais obligé d’accepter deux fois moins de commandes », évalue un livreur. « Les accidents de la route sont tellement courants pour nous… Mais du moment que le repas est intact, les blessures ne sont pas si graves », témoigne l’un d’entre eux. A Shanghai, les six premiers mois de 2019, deux accidents impliquant des livreurs ont eu lieu chaque jour, conduisant à un décès chaque mois. En cas d’accrochage, 62% des livreurs assument eux-mêmes leurs soins ou l’indemnisation de l’autre partie, leurs employeurs ne prenant pas en charge leur assurance. En effet, depuis 2017, Meituan et Ele.me n’embauchent plus directement leurs livreurs, mais font appel à des agences de manière à réduire les coûts. De même, les scooters électriques sont à la charge des livreurs, la plupart préférant économiser en choisissant des modèles bricolés…

En réaction au reportage de « People », Meituan, le n°1 du secteur, a promis d’ajouter 8 minutes supplémentaires au temps de livraison, d’améliorer son algorithme et d’offrir une meilleure couverture sociale et assurance santé à ses livreurs. Ele.me, lui, s’est contenté d’annoncer l’ajout d’une option permettant au client de préciser qu’il peut attendre entre 5 et 10 minutes de plus, et que les livreurs aux bons antécédents ne seront pas sanctionnés en cas de retard. Une proposition qualifiée « d’hypocrite » par le public, accusant la plateforme de rejeter la faute sur le client. Un internaute commentait : « ce ne sont pas les utilisateurs qui exploitent les livreurs, c’est l’algorithme de la plateforme. Ele.me se dégage de ses responsabilités ». Un autre soulignait que si le client consent à un délai supplémentaire, le livreur l’utilisera probablement pour prendre une autre commande plutôt que de conduire prudemment. « Ces mesures ne traitent pas la racine du problème : la réglementation du travail. Les plateformes devraient offrir un revenu correct et une couverture sociale décente à leurs livreurs », notait un autre…

Ce n’est pas la première fois que les conditions de travail de ces travailleurs de « l’économie du numérique » se retrouvent sous les projecteurs, sans aucune amélioration notable jusqu’à présent. Et étant donné la priorité accordée à la relance de l’économie, à la lutte contre le chômage et la pauvreté, il est peu probable de voir des mesures sociales, renchérissant le coût du travail, émerger dans les mois à venir…

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1 Commentaire
  1. severy

    L’utilisation de drones et d’un système de réception et de livraison des repas de l’entrée du bâtiment à l’unité d’habitation devrait pouvoir régler le problème.

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