Petit Peuple : Canton- la coupe-fileuse du Henan

A Canton, ce soir de décembre 2005, Jiang Yufeng, jeune paysanne débarquée de Xihua (Henan), attendait depuis 70 minutes au guichet d’une banque, quand un inconnu, à brûle pourpoint, lui offrit 30¥ pour sa place dans la file. Jiang venait de perdre son job de balayeuse dans un supermarché, mais ces 30¥ avaient été le prix de sa journée de travail : heureuse de l’aubaine, elle accepta !

Le hasard voulut que le lendemain soir, elle se retrouve en une autre queue, guignant des fruits de mer à demi-tarif, quand au moment de se faire servir, elle réalisa qu’elle était sans le sou : « qui veut ma place, s’é-cria-t-elle catastrophée, 15¥! » D’emblée, un homme s’avança pour prendre l’offre, faisant s’éteindre les ricanements des cruelles ménagères toujours en quête d’une victime à déchirer. Par son geste inspiré de l’urgence, Yufeng venait de faire d’une pierre deux coups : elle obtenait le cash dont elle avait besoin, et un précieux allié. Car A-Qiang, le repreneur de sa position, était acheteur pour des grands restaurants : avec force gestes de reconnaissance, il lui témoigna que par son geste inespéré, elle lui avait sauvé sa journée.

A partir de cet instant, démentant son peu d’instruction, la jeune femme déploya un génie inattendu. Avec un sens très sûr de la formule, elle forgea ce slogan qu’elle fit graver sur sa carte : « le temps c’est de l’argent. En attendant à votre place, je crée votre valeur »: elle venait d’inventer un emploi inédit, celui de coupe-fileuse !

Mais tout métier a ses tours de main : Yufeng ne maîtrisait pas encore ceux de celui-ci, et cette absence, dans les 1ers temps, la fatigua fort pour un profit minime. Aussi alla-t-elle voir A-Qiang, qui se fit un plaisir de lui prodiguer 2 conseils en or : identifier systématiquement les marchés porteurs, et s’enregistrer légalement.

Sans perdre plus de temps, l’entrepreneuse néophyte s’a-bonna aux 2 journaux locaux, qu’elle éplucha chaque jour. Elle fixa ses tarifs (5¥ l’heure, 10 au-delà). Et s’en alla faire le pied de grue pour le compte de ses clients.

Ainsi, de mars à août 2006, elle gagna plus de 3000¥ par mois. Le 20/08, elle obtint sa licence, qui lui valut d’occuper la position de 1ère coupe-fileuse légale du pays. Elle recruta, fit sa pub, et reçut en retour, chaque jour une dizaine de commandes…

A présent, la voici reine des files d’attente de Canton, celles pour investir dans des actions en bourse, celles pour poster les lettres, celles du médecin, des achats d’appartements, des billets du prochain concert de jazz, du match de football… Pour toutes ces bonnes choses, en ce pays, il faut traîner savate, ce dont Jiang Yufeng vous dispense.

Voici comment cette ex-chômeuse de 22 ans, avec 20 employées, empoche 10.000 ¥/mois de profit : tout cela pour n’avoir pas attendu sur sa chaise, que tourne le vent de la chance. Ce qu’en chinois, on appelle 守株待兔,shou zhu dai tu : « attendre que le lièvre vienne s’assommer contre la souche » !

 

 

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