Ce matin de février 2002, Liu Diyi, vieux balayeur dans son école de Yingtan (Jiangxi) ne décolérait pas. A quelques jours de ses 60 printemps, sa situation économique demeurait calamiteuse avec un salaire de 370 yuans par mois, sans espoir d’amélioration pour le reste de ses jours – bien au contraire. Ce jour de son anniversaire sonnerait celui d’une « retraite » assortie d’une coupe sombre dans son salaire, à 280 yuans pour se nourrir. A cette solde famélique allait s’ajouter celle de Lu’An, son épouse, ancienne institutrice pensionnée depuis 5 ans. Mais 425 yuans ne changeraient rien à leur indigence quotidienne. Il y aurait encore quelques cours particuliers et des petits contrats occasionnels offerts par leur école, mais les primes annoncées par la mairie, et le chèque pour la fête nationale promis par le Parti peinaient à se matérialiser : même l’offre miroitée par le syndicat d’un petit mi-temps était chaque année reportée à l’année suivante … Tenant son balai déprimé, Diyi soufflait de rancœur aigre. C’était toute la récompense qui les attendait, lui et sa femme, au terme d’une vie de labeur et d’une loyauté unilatérale.
Ils n’étaient malheureusement pas les seuls dans ce cas : tous ses cousins du vaste clan des Liu, une des plus fortes fratries de cette ville industrielle de 400 000 âmes au confluent du Jiangxi, du Fujian et du Zhejiang, étaient aussi mal lotis. Dans cette Chine au tournant du siècle, la sécurité sociale était encore dans les langes. Au plan national, pension et assurance maladie démarraient à peine, et Diyi et ses frères en restaient privés. Ce qui les sauvait, était leur tradition taoïste -dont Yingtan était l’un des berceaux. Celle-ci aidait à maintenir forts les liens du clan. Entre Liu, on s’entraidait dans le besoin, et on s’organisait pour pallier la carence de l’Etat, et « s’élever ensemble dans la défense collective » (f奋起自卫,fènqǐ zìwèi). Chaque matin à l’aube, ils étaient des dizaines à se rassembler pour une heure de « gym des cinq animaux », sorte de danse rythmique sur des airs de danse que diffusait un vieux lecteur de CD branché sur une batterie de moto. C’était un bon moyen de se garder en santé et prévenir les maladies dont ils n’auraient pu financer les soins. Après des années de cet exercice quotidien, hommes et femmes en ressortaient avec des pectoraux et abdominaux de fer, inattendus pour des êtres de leur âge. Ils en dérivaient aussi une confiance exceptionnelle en leurs moyens physiques, et en leur discipline de clan.
Plus souvent qu’à son tour, Liu Diyi animait ces séances de culture physique. Avec Lu’An, il avait baptisé cette confrérie du nom pompeux de « société des anciens du clan Liu », et souvent à l’issue des séances, il prenait la parole, une fois le groupe nettoyé sans ménagement des indicateurs notoires et inconnus douteux. Alors, il se lançait dans des piques contre les officiels. Mais ce matin de février 2002, trois jours avant la date fatidique, il craqua, vomissant ces cadres qui les trahissaient et laissaient dans la misère. Trop, c’était trop : il annonça aux Liu qu’avec leur aide, il allait prendre leur destin en main et ceci, au nom d’un hasard de calendrier qui changeait toute leur destinée astrale. En effet, il se trouvait que son anniversaire coïncidait avec le jour du Chunjie, printemps lunaire. Le cheval cédait le pas à la chèvre, animal mal loti, toujours condamné à manquer d’herbe et de fourrage. Cela pouvait expliquer pourquoi chaque jour de sa maudite vie, il avait connu la malchance. Mais à 60 ans, le cycle s’achevait et lui, Liu Diyi entrait dans un nouveau cycle. Cette fois, il allait interdire à quiconque de lui marcher sur les pieds et forcerait le monde à lui rendre son dû. Et eux autour de lui, tous ces Liu cousins et membres du clan allaient l’aider, pour voir enfin une prospérité reconquise rejaillir sur eux. Face à ce discours enflammé, les Liu, tous ensemble, se sentirent bien vite conquis, et applaudirent leur chef !
Et c’est ainsi que le 12 février, Liu accompagné de Lu’An et de trois sexagénaires baraqués, entrèrent sans frapper dans une confiserie prospère, célèbre dans toute la région pour ses friandises aux couleurs vives. Diyi attaqua frontalement le confiseur : « la chèvre, c’est nous, les Liu ! tu nous dois 500 yuans, à titre d’étrennes, puisque tu es des nôtres, un Liu toi-même ». « Allons », tenta de biaiser l’épicier, « vous plaisantez, prenez plutôt chacun une bouchée au coco ». « Tais toi,fit Diyi, tu nous dois le respect », sur quoi Lu’An, sa femme, administra au commerçant une gifle retentissante, à la surprise générale. Se relevant pantelant, l’homme hagard comprit que les Liu ne plaisantaient pas : il ouvrit alors le tiroir-caisse pour en extraire cinq billets de 100 yuans, qu’il tendit à Lu’An. « Bravo, conclut Liu Diyi, c’est ainsi qu’on se soutient dans la famille » – avant de ressortir, suivi de sa petite troupe.
Une fois seuls, les vieillards émerveillés applaudirent leur chef. C’était un coup de maître : ayant choisi un moment où l’épicerie était vide, il n’y avait eu aucun témoin à leur forfait. Ils se répartirent le butin, chacun son billet rose, puis se séparèrent. Leur « société des anciens du clan Liu » s’imposait, et serait une force avec laquelle la ville devrait compter désormais !
1 Commentaire
severy
3 mars 2020 à 08:45J’ai deviné. Le coup suivant, le vieux Liu et ses comparses vont créer un parti communiste parallèle. Leur fortune est faite.