Petit Peuple : Kunshan (Jiangsu) – Les trois mariages de Zhang Mou (3ème partie)

Voilà donc Zhang Mou, agent immobilier, jeté en prison pour polygamie – une situation qu’il avait réussi à faire durer, à l’insu de tous et de ses trois femmes, près de cinq ans…

C’était pour Zhang Mou une expérience déroutante que de se retrouver dans une cellule surpeuplée et malodorante, entouré d’escrocs, d’hommes de bandes et de maris violents. Placé dans ce pénitencier depuis octobre, 15 jours après son interpellation, il avait depuis été condamné à une peine de deux ans par la police, hors du tribunal, sous le régime du laogai (camp de redressement par le travail – 劳改) supposément aboli, mais qui restait discrètement en pratique.

Ses jours étaient réglés comme du papier à musique. A six heures, il était réveillé par le timbre strident de la sonnette centrale. Après avoir hâtivement replié la couverture sur son lit de fer superposé – il se pressait pour prendre la première place devant l’unique lavabo pour ses ablutions matinales. Son bol de bouillon clair et son mantou (brioche vapeur, 馒头) vite avalés, il rejoignait ensuite la cohorte des détenus, en marche vers l’atelier. Là, trois heures durant, il bourrait de sciure de bois des poupées de coton cousues par l’atelier voisin – elles partiraient ensuite pour l’Angleterre, pour y être vendues sous la marque d’une multinationale du jouet, estampillées « marché équitable », quoique le travail des repris de justice, obligatoire, soit rétribué une misère. Le reste de la journée était dévolu aux séances de formation morale où l’on écoutait, assis par terre, des discours verbeux et vides, serinait des hymnes rouges surannés, et se livrait à des sessions d’autocritique. Le temps libre, lui, se passait dans la cour à faire sa lessive, à fumer des cigarettes ou à bavarder sous la surveillance lâche des matons.

Le soir avant l’extinction des feux, Zhang Mou passait du temps à contempler ses photos scotchées au dos de la porte de son placard, et chassait tout codétenu tentant d’y jeter un regard fugace. C’est que contrairement aux autres qui s’extasiaient sur des portraits de filles peu vêtues, Zhang Mou s’abîmait dans la contemplation de ses couples avec ses trois épouses Ren, Chen et Wang, ainsi que de Xiaochun, Xiaoyun et Xiaomeng, ses deux garçons et sa fillette de 5, 4 et 3 ans.

Il savait que ses chances de revoir Ren, sa première compagne, étaient nulles. C’était elle qui l’avait fait plonger en dénonçant sa polygamie. Elle avait ensuite quitté le domicile conjugal avec leur fils, puis demandé et obtenu le divorce.

Chen, sa deuxième épouse, gardait de son mari un souvenir moins amer. Elle témoignait volontiers de la gentillesse et des attentions dont il l’avait entourée durant leur vie commune. « Il n’était pas macho pour deux sous » enchérissait-elle, « il répondait sans faute à chacun de mes appels, et à la maison, après le déjeuner, faisait toujours la vaisselle ».

De son côté, Wang, la n°3, restait folle de leur enfant, du fruit de leur amour, et le remerciait toujours de ce bonheur qu’il lui avait offert. Face aux questions, elle se refusait à toute critique de cet homme qui l’avait si bien traitée. Depuis l’arrestation de son homme, elle avait repris du travail, dans une agence de publicité, et s’en sortait plutôt bien.

Sur cette affaire hors du commun, le législateur, de son côté, ne pouvait cacher un certain embarras. Pas question bien sûr de tolérer la polygamie que la morale réprouve, et qui de plus, si elle était encouragée, aggraverait le déficit national déjà criant en filles à marier (plus de 32 millions, au dernier recensement) – résultat de 40 ans d’avortements sélectifs. Mais comment traiter la transgression de Zhang Mou ? Fallait-il dissoudre tous ses mariages ou bien en sauver un seul, mais alors lequel ? Qui devrait alors faire le choix : les épouses ou le juge ?

Quant à Zhang Mou, regrette-t-il son aventure ? Et comment pense-t-il refaire sa vie à sa sortie de prison en septembre 2021 ? Dans ses réponses, notre homme reste, il faut le dire, assez confus. Tout en acceptant la sanction de la justice, il déplore le gâchis, la prison et les séparations, mais n’exprime aucun remords. Au contraire, il rêve de revoir toutes ses femmes, et leurs enfants, bien qu’il sache que cet état polygame qui le rendait si heureux (齐人之福, qírénzhīfú) lui est désormais interdit. Mais alors, laquelle de ses trois ex-épouses choisirait-il s’il le pouvait ? « Celle qui voudra bien de moi », répond Zhang Mou, sibyllin.

Il reste certes encore le problème, important en Chine, de l’image sociale, et de la face (子, miànzi): à présent, Zhang Mou déshonoré, ne peut plus empêcher le scandale d’éclater. Du  qu’en dira-t-on cependant, Zhang Mou s’en fiche. Ou plus précisément, il devine que plus il apparaitra odieux et plus cette image lui vaudra respect et considération, pour lui et pour sa boite. Tant la Chine de 2020 s’étouffe sous sa cangue d’hypocrisie, sur les thèmes de la famille et de la sexualité, et rêve de la faire sauter !  

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1 Commentaire
  1. severy

    Histoire intéressante et style impeccable sont les deux mamelles d’un écrivain ambidextre qui fait du pouce sur la voie royale de la littérature exotique.

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