S’il avait été plus raisonnable, Li Yongyuan aurait pu garder sa place au paradis, son salaire suffisant pour sa famille, son cadre de vie sublime, sa belle province du Jiangsu aux mille lacs, plaines, canaux et côtes … et surtout son lac Yancheng royaume du crabe chevelu, que se disputaient les meilleurs restaurants d’Asie. Sur les eaux du lac Yancheng, les éleveurs prospéraient et bronzaient, aux manettes de leurs hors-bord : Li était le maître de ce microcosme lacustre, directeur des pêcheries, à Wuxian (Suzhou). Puissant, mais mauvais chef ! A peine nommé, il se mit à taxer les crabiculteurs, de 3 à 5 kilos à chaque visite, « pour ses chefs », disait-il. Les rares qui osaient contester étaient bons pour un procès-verbal bidon, assaisonné d’une amende salée, qui les dissuadait de se défendre à l’avenir.
Ainsi chaque année, vaille que vaille, Li se faisait quelque dizaines de milliers d’² d’origine contestable. Le soir au foyer, son grand bonheur était de suivre les avancées de son compte-épargne : délice qui valait tous les Maotai ou toutes les amantes qu’il n’avait pas…
Etant parvenu à se faire confier, à force d’intrigues, la charge des taxes lacustres, il repensa tout le dossier afin d’optimiser les profits. Tel éleveur échangeait une parcelle, un appontement : Li taxait, et ne déclarait que le minimum, tout en remettant aux intéressés un reçu à 2¥ le carnet à souches, au lieu d’une quittance fiscale en bonne et due forme. C’est aussi lui qui imposa, initiative toute personnelle, le triplement à 700¥, de la taxe locative des parcelles. Les crabiculteurs n’avaient qu’à ravaler leur colère, tout comme ses inférieurs impuissants : Li était devenu le despote du Lac Yangcheng.
Puis il fit le pas de trop. En 1996, ivre d’orgueil, il se crut assez fort pour escroquer l’Etat. Pour créer de l’emploi, quelques parcelles nouvelles étaient adjugées chaque années, sur les espaces lacustres encore libres. Jamais nul cadre ne descendait de Suzhou pour vérifier : Li osa donc carotter l’Etat de 1000 hectares, ne déclarant qu’un tiers du chiffre réel, et gardant, par devers lui, les 100.000¥ /an de taxes en question.
Dès lors, son sort était scellé. En fin de mandat, en 2001, il remit sa charge au successeur -et se garda de lui confier ses comptes, ou de réclamer quitus. Peu après, le parquet de Suzhou reçut un réquisitoire anonyme, fort bavard sur ses décennies de larcins. Enquête fut ordonnée : chez lui et chez sa fille, jusque dans la cabane de cochons, ce sont 3M¥ qu’on récupéra, dont il ne pouvait justifier l’origine.
Lenteur de la justice et solidarité des ronds-de-cuir firent traîner le procès, qui vient de se conclure : Li en prend pour 18 ans à l’ombre. Au juge, il justifia ses vols par le souci d’une bonne retraite -le «syndrome des 59 ans», qui est la peur classique du cadre socialiste, de vivre ses dernières années dans le besoin. Il avait aussi voulu bien doter ses enfants.
Mais on l’a deviné, le vrai mobile était ailleurs, loin en arrière dans sa jeunesse. Durant la révolution culturelle, Li avait souvent connu la faim. Il en était sorti champion de l’épargne et du chacun pour soi. L’argent était devenu pour lui une fin en soi : il suffisait de le thésauriser pour en jouir. Ainsi, de toute sa vie, le patron des pêches n’avait touché un seul 分 « fen » de ses biens mal acquis. Par contre, au collègue imprudent qui lui empruntait 3¥, il réclamait chaque jour son dû et gardait une humeur exécrable chaque fois qu’il perdait aux cartes.
L’Express contemporain, qui raconte l’histoire, compare Li au père Grandet d’Honoré de Balzac, et l’affuble du célèbre proverbe chinois sur les avares: 一毛 不拔 (yī máo bù bá) celui qui ne donne jamais rien à personne, pas même une plume!
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