Feng Hao était parti exalté dans ce nouveau défi. Car inutile de se leurrer, plus que l’exploit physique de 2000km à vélo, c’était la confrontation avec la nature qu’il recherchait, avec de vagues rêves d’adolescence qui lui parlaient de Dieux des loups ou des ours, de lutte corps à corps, et de sa victoire par courage héroïque, sur les forces de la montagne, des glaciers et des torrents.
Désormais, la route plane et balisée n’existait plus. Feng devait pédaler péniblement sur des pistes inégales de sable et de gravier, tout en résistant aux bourrasques glaçantes du plateau. Pas question de quitter fut-ce une seule minute ses gros gants de mouton, son bonnet fourré, son anorak de Gore-Tex. Moins encore d’ôter ses lunettes polaroïd, absolument vitales contre les ardents rayons du soleil, que ne tamisaient presque jamais les nuages. Il devait ainsi se frayer son chemin à la dure, naviguer entre crevasses, congères et torrents qu’il passait à gué. De ces efforts, il était récompensé par la vision fugace de hardes d’ânes sauvages qu’il surprenait, ou d’antilopes chiru, au gracieux galop bondissant. Un jour, un aigle accompagna Feng, planant au- dessus de lui à 20m de hauteur, chaque plume discernable sous le vent. L’effort le maintenait en ébriété permanente.
Feng entrait dans l’épreuve la plus périlleuse de sa vie. Sur son vélo lourdement chargé, il devait se dépenser au moins 12h par jour, même dans la nuit –car ce ciel de haute montagne était suffisamment illuminé par la lune et les étoiles pour avancer. Le vrai danger était ailleurs : la faim. Car ses 12 paquets de nouilles instantanées, il le savait trop bien depuis le départ, étaient ridiculement insuffisantes pour le nourrir durant tout le voyage, surtout sous cet effort et ce froid constant en dessous de zéro degrés. Aussi d’emblée, il avait décidé de ne consommer qu’un bol tous les deux jours. Le reste du temps, il essaierait de se nourrir de racines, baies ou feuilles.
Un autre souci était la navigation. Il s’orientait avec son GPS, alimenté par son chargeur solaire. Craignant la perte de cette aide cruciale, il tentait de repérer sa route selon la position des étoiles. Un peu tard, il réalisait pourquoi la route Ngari-Golmud où roulaient ses amis, perdait des centaines de km à louvoyer en arc de cercle par le sud du territoire. C’est que la piste par le centre, à vol d’oiseau, qu’il avait choisie, était bien moins favorable, faillée de vallées, glaciers et lacs, dont il voyait les noms sur son portable, Dagze, Chabuluo ou Puxu. Ces lacs étaient proches de la débâcle – pas question de les franchir sur leur glace. Les fissures qui les traversaient craquaient à longueur de jour, évoquant des grognements de dinosaures assoupis.
Progressivement, à travers ce décor sublime et désolé, le voyage vira au cauchemar. Affamé, Feng pédalait pour sa vie. Quand exténué, ses mollets refusaient leur service, il récupérait dans l’anfractuosité d’une roche, emmitouflé dans son duvet. Puis il se réveillait, se faisait bouillir un thé sur son butane portatif, avant de repartir stoïque, le ventre creux : le salut était à l’arrivée !
Au bout de quelques jours, éreinté, il commit l’erreur de rouler sur une plaque de neige qui céda sous son poids. Il s’évanouit dans sa chute. Quand il reprit conscience, il était au fond d’une crevasse, le genou ensanglanté. Au prix de mille efforts, il parvint à s’extraire. Mais les jours suivants, il ne put plus avancer qu’à petite vitesse, et son genou meurtri lui causait des élancements insupportables.
Le 18 mars au soleil couchant, il vit devant lui luire une puis deux, puis une dizaine de paires d’yeux phosphorescents, barrant son passage : une meute de loups qui l’attendaient, immobiles. Pas question de fuir. Avec son vélo, il ne leur faudrait que quelques mètres pour le rattraper. Mais l’instinct de survie de Feng anesthésia la peur. Une scène du film « Le totem du loup », dans une situation analogue, lui dicta la conduite à suivre : dégainant et ouvrant son poignard, il se mit à en cogner le cadre du vélo, à un coup par seconde. De l’autre main, il braqua son guidon, son phare sur le loup le plus proche, le chef. Dès les premiers sons, un signe d’incertitude apparut dans la meute. Feng alors redoubla son vacarme, alternant le choc du cadre et du couteau avec la crécelle de sa sonnette. Et soudain, le miracle eut lieu : le loup de tête fit un pas de côté, puis demi-tour, suivi des autres : Feng venait d’échapper à la mort !
Cinq jours plus tard, Feng, encore à 150km de l’arrivée, venait de manger son dernier paquet de nouilles. Il fallait accélérer, ou mourir. Du col qu’il venait de franchir, il voyait se profiler un lac, flanqué d’un marécage, chemin vers un plateau qui reprenait à l’horizon. Jouant le tout pour le tout, il s’y engagea, avant de réaliser son erreur : il venait d’enliser son vélo jusqu’au moyeu et cette fois, en dépit d’efforts désespérés jusqu’au bout de ses forces, il n’y eut aucun moyen de le désembourber—dans la vase, il risquait de se laisser lui-même engloutir. Il dut alors l’abandonner, après avoir récupéré son sac à dos, et constaté que son téléphone, et la batterie, trempés, étaient perdus, et avec eux, la navigation par satellite !
Avec ses dernières forces, il se mit à marcher. A la nuit tombante, il trouva un camion kaki abandonné. Il s’y hissa avec peine, s’endormant sur la banquette. Il tenterait de survivre dans cet abri improvisé, si Dieu ou les Dieux voulaient bien lui venir en aide !
Seul un miracle peut encore sauver le jeune imprudent. Qu’adviendra-t-il ? Huit jours, cher lecteur, vous séparent de l’épilogue !
2 Commentaires
severy
1 juin 2019 à 17:49Éric, tu aurais quand même pu indiquer que tu avais construit ce récit en te basant sur le carnet de notes retrouvé sur le cadavre d’un Feng Hao à moitié rongé par les loups retrouvé près de l’épave du camion dont tu parles dans la deuxième partie de l’histoire. L’honnêteté avant tout, allons!
anneribstein
1 juin 2019 à 18:15Art du récit très maîtrisé, avec tension dramatique et création d’images marquantes. Merci