Petit Peuple : Kunming—Han le pêcheur d’hommes

Il y a peu d’années à Kunming (Yunnan), Han, moine, redoutait l’arrivée du 50. anniversaire de son entrée en bouddhisme. Depuis toujours, Han vivait un drame secret : inculte, il ne savait aligner trois phrases et de ce fait, n’avait pas d’élève. Contrairement à tant de jeunes prêtres aux multiples disciples, il restait seul, et en avait honte. Plus s’approchait la date fatidique, plus il ressentait le besoin de trouver un être au moins, à qui léguer sa foi.

Bravement, Han chercha d’abord son émule au coeur du terrain ennemi: chez les vendeurs de viande du marché où il s’approvisionnait en choux et en carottes. Bredouillant, il tenta d’haranguer les garçons bouchers pour qu’ils lâchent leurs surins: «Sans Bouddha, sans la Voie», les harcelait-il, « votre vie n’a pas de sens». Mais tout ce qu’il obtint en réponse, fut que les patrons le repoussent doucement, lui disant d’aller prêcher plus loin, tandis que les apprentis, sourire en biais -lui offraient une piécette -maigre excuse.

La chance tourna, le jour où il comprit le besoin de changer de stratégie : il fallait attaquer de biais, et non de front. Dans la section «aquatique» du marché, dans une bassine à même le sol, un jeune vendait une dizaine de carpes, quelques anguilles :

 –Veux tu me faire un prix, demanda Han, pour tout ton lot ? Interdit, l’échoppier se défendit d’une boutade: «Ecoutez ça, les gars, un moine qui bouffe du poisson, il a l’air d’aimer çà : on aura tout vu !»

Ce n’est pas la chair que j’achète, mais leur vie, répondit Han. Mais toi, tu auras l’argent. Alors où est la différence ?

L’échoppier sentit vite fondre ses hésitations. Ils négocièrent. Les billets changèrent de main. Puis ils quittèrent le marché sur le tricycle du jeune commerçant. Arrivés au lac, le vieillard récita un soutra, répandit quelques gouttes d’eau sur ces vies sauvées avant de les déverser. Les deux hommes se séparèrent, enchantés l’un de l’autre.

Le lendemain matin avec son nouveau lot, le jeune marchand n’eut pas le temps de s’installer dans sa stalle : contenant mal son excitation, le bonze était là à l’attendre : « quoi, vieux maître, vous voulez refaire comme hier ?», fit le jeune, mi-admiratif, mi-moqueur.

T’as tout compris, répliqua l’autre. Déjà rodés, ils conclurent beaucoup plus vite : comme en accéléré, ils rejouèrent le film de la veille, le lac, la prière, la libération des carpes.  L’apprenti n’en revenait pas de sa bonne fortune : avoir bouclé sa journée en moins d’une heure ! D’autant qu’il en alla ainsi durant deux mois pleins.

Simple, mais pas fou, le jeune échoppier sentait bien que dans l’aventure, quelque chose lui échappait. Après 60 jours, n’y tenant plus, il demanda au moine: «mais que voulez-vous, au juste?» Sur quoi, contournant la question, le vieillard lui offrit une nouvelle transaction:

Dorénavant, plus besoin de marché et de tout ce micmac. T’auras l’argent direct. T’en fais ce que t’en veux, mais attention ! Plus ni pêche, ni chasse, ni rien qui supprime des vies!  

Sonné, le jeune repartit sans mot dire, refusant l’argent. Mais le lendemain à l’aube, après une nuit blanche, il était au monastère, pour demander à Han de le prendre comme disciple : le moine avait gagné son pari!

Deux ans plus tard, le jeune troquait sa salopette pour la bure monastique, et abjurait avec horreur la pensée d’écailler ses poissons, comme avant.

Quoique ayant grillé dans l’ aventure  20.000¥, toute sa re-traite, le maître était «aux anges»:  c’était peu cher payé, pour avoir permis au jeune  de «quitter son foyer au milieu du chemin» (半路出家 bàn lù chū jiā), troquer le culte de l’argent pour des valeurs supérieures.

Bien sûr, il fallait encore voir si tout cela tiendrait à l’avenir. Qui subviendrait aux besoins du ce jeune? Ne retournerait-il pas à son existence passée? 

Le vieux Han aurait pu aussi s’interroger si cette conversion était un modèle social applicable à l’ensemble de la jeunesse chinoise: que se passerait-il, au plan biologique comme économique, si personne ne voulait plus de mammifère, ni d’oiseau, ni de poisson? Mais ceci est une autre question, que le brave Han était à mille « li » de se poser !

 

 

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
0/5
15 de Votes
Ecrire un commentaire