La suite du cheminement de Xiao Jia fut émaillé de coïncidences troublantes – mais peut-être y avait-il là moins de hasard, qu’une inconsciente quête de soi. Peu après son passage à cette émission TV, Xiao Jia entendit sur internet un podcast qui formait les aveugles au maquillage. Depuis Londres, une mal-voyante anglaise de 25 ans recevait et embellissait le gratin de la société artistique engagée anglo-saxonne.
Pour notre héroïne, ce fut le signe du ciel : ce serait là, sa carrière, et rien d’autre ! Dès lors chaque jour, passionnément, elle se repassait l’émission jusqu’à en connaître toutes les phrases en chinois et en anglais par cœur – et à en rêver la nuit ! Puis elle entendit l’annonce d’un maquillage « portes ouvertes » : elle s’y inscrivit et prêta son visage. Ji Chunli, à son compte, donnait des formations gratuites. A peine eut-elle démaquillé Xiao Jia, que sa cliente lui déclara –en tremblant quand même un petit peu – qu’elle voulait l’avoir pour instructrice.
L’entendant, Chunli eut un geste de recul : avec une aveugle, pensez-donc, c’était ridicule ! Sans vision, comment analyser un visage, sélectionner les produits, choisir l’effet que l’on veut donner ? Comment distinguer une peau grasse d’un derme trop sec, raffermir des traits empâtés, ou au contraire recréer un flou romantique pour adoucir un visage anguleux ?
Cependant, plus Chunli tentait de la raisonner, plus Xiao suppliait, s’accrochait, et elle le faisait de la façon la plus digne qui soit : sans un mot, par simples pressions de sa paume sur la sienne. Chunli sentit chez son modèle une détermination dure comme le diamant, lui disant : « Je n’abandonnerai jamais… ne me rejetez pas ». S’émouvant d’un tel courage, elle finit par céder. Plus tard, Xiao Jia commenterait ainsi cette épreuve du feu : « le plus difficile pour moi, n’était pas de savoir quelles étaient mes chances d’aboutir, mais de trouver le courage de faire le premier pas » !
Dès lors, une fois par semaine, Chunli la prit comme apprentie —à son salon, Xiao Jia se rendait avec sa canne blanche en bus à une heure de distance. Sur la boutique en ligne Taobao, elle s’était trouvé un kit de maquillage vantant sa simplicité, applicable « les yeux fermés ». Elle avait marqué chaque rouge, chaque toner d’un label en braille, et s’était exercée durant des heures à le ranger à sa place, pour maîtriser « comme sa poche » son outil de travail.
Puis l’instructrice faisait le diagnostic du visage de la cliente, entendant ses souhaits, analysant les traits, le teint, le derme, permettant à Xiao Jia de promener sa main sur son visage. Chaque fois, Chunli proposait une stratégie distincte, et avec l’accord de la cliente, se mettait à l’œuvre : elle maquillait la face gauche, passant à Xiao chaque tube ou flacon pour lui permettre de humer le cosmétique, lui en faire découvrir la texture. Quand elle en avait fini, c’était au tour de l’apprentie de faire à l’identique la partie droite – ou d’essayer !
Ce qui permit à Xiao Jia de réussir, en plus de sa persévérance, fut le bagage de ses années de massage : l’ expérience intuitive acquise durant ces 7 ans, des types de peau, des structures faciales, lui revenait à présent. De même, venaient à sa rescousse les années de beaux arts de son adolescence, bien utiles, pour associer les couleurs dominantes ou toniques, chaudes, froides ouvrant la voie au langage des émotions.
Malgré tout, les débuts furent difficiles. Plus d’une fois, Chunli dut effacer les tons trop vifs aux pommettes et au front, estomper le mascara, affiner les lignes. Inconsciemment, Xiao Jia exagérait les couleurs : c’était pour nier sa cécité et clamer au monde qu’elle avait bien saisi le galbe des paupières, la courbure douce des lèvres. « je m’étais persuadée, confesse-t-elle en souriant, que plus le maquillage serait outré, plus il ferait audacieux ».
Elle comprit son erreur un jour de printemps 2016 : dans la rue, une inconnue l’aborda pour lui suggérer avec gentillesse que son visage était moucheté de taches blanches inégales. La critique fit mouche, mais curieusement, la remplit d’aise. Car en même temps, d’autres bribes de commentaires lui revenaient dans cette rue ensoleillée : elle était regardée, admirée. Elle avait gagné la bataille de sa vie. Son mobile sonnait toujours plus, de non-voyantes appelant de l’autre bout du pays, de l’étranger-même, qui voulaient à leur tour, apprendre à se faire belles, à s’en faire un métier.
En janvier 2017, Xiao Jia créa son profil WeChat, aujourd’hui suivi par 500 abonnés. Elle lança son podcast sur Ximalaya-FM. Passé minuit, à la fermeture des salons, elle prend les appels, aide à résoudre les problèmes techniques, qui ne manquent pas : « il est facile de rater un mascara », répète-t-elle sans cesse à ses disciples, en guise d’encouragement, « mais vous vous en moquez : l’exercice compte plus que le résultat ».
Xiao Jia n’a pas tort. Avec toutes celles (toujours plus nombreuses) qui la suivent, elle a repris en main sa beauté, et davantage. Fières de leur art, elles revendiquent ensemble leurs droits. Plus question de tolérer l’idée que leurs aînées acceptaient, d’une cécité infligée par les dieux pour une faute commise dans une vie antérieure. Jamais plus elles n’accepteront la discrimination, mais portent leur beauté, leur dignité reconquises. Elles sortent de l’épreuve, recomposées : « au terme d’un bain de feu, le phénix renaît de ses cendres » (凤凰涅槃, 浴火重生 fèng huáng niè pán, yùhuǒ chóng shēng).
1 Commentaire
severy
27 avril 2019 à 20:16Triomphante, elle sortit du salon puis se fit écraser par un camion en traversant la rue. En matière de circulation, pourtant spécialiste du rouge, elle n’y avait vu que du feu. Triste fin.