Un beau jour de 1984, naquit à Chongqing un bel enfant : après les tests d’usage, l’accoucheuse annonça, par signe, à Tang Wuduo et son épouse, que le bébé était normal, ce qui les ravit de joie extrême – tous deux étaient sourds muets. Sur le champ, ils l’appelèrent « Shuai », ce qui voulait dire « commandeur ». Ils voulaient par ce nom, se jurer de le porter plus haut qu’eux-mêmes, et à tout le moins, lui donner les chances qu’ils n’avaient pas eues.
Wuduo et sa femme n’étaient pas nés avec leur handicap, mais en avaient été frappés au plus jeune âge en raison d’une infection mal soignée. Et comme une croyance fausse mais tenace en Chine attribue ces handicaps à la volonté du ciel, comme châtiment de fautes commises en une incarnation précédente, ces malheureux avaient été rejetés de tous. Après une éducation au lance-pierre, ils avaient été mariés par leurs parents afin d’être au moins « casés », capables de se protéger l’un l’autre. Sans illusion mais plutôt soulagé, chacun avait accepté l’autre « de loin », sans connaître (ni rejeter) l’infirmité de l’autre, au nom du proverbe « voir la fleur du haut de son cheval » (zǒu mǎ kàn huā, 走马看花 ).
Quand le petit put marcher, le père tenta de lui interdire le langage des signes qu’il utilisait avec sa mère. Cela partait d’un bon sentiment : il voulait empêcher Xiao Shuai d’entrer dans leur univers de silencieuse solitude. Mais l’ordre était trop cruel, incompréhensible : refuser à ce petit enfant de parler avec eux, c’était lui fermer la porte de l’amour parental, plus important encore pour lui que la nourriture ! Aussi à quatre ans, Xiao Shuai prit la décision, extraordinaire pour son âge, de refuser l’interdit, de n’en tenir aucun compte. Et puisque ses parents cessaient de se « parler » en sa présence, il commença à s’infiltrer dans l’atelier de l’usine où Wuduo travaillait. Là, dans les salles, il observait les sourds-muets et apprenait leur gestuelle. Un an plus tard d’ailleurs, en 1989, un incident qui aurait pu s’avérer fatal obligea le père à renoncer à toute prétention d’interdire à son fils le langage des signes. Admis aux urgences en pleine crise d’appendicite, Wuduo se tordait de douleurs devant les médecins qui restaient perplexes, faute de pouvoir communiquer avec le patient. Ce ne fut que grâce aux explications de l’enfant que les médecins purent faire le bon diagnostic pour sauver son père. Dès le lendemain, la grand-mère avait décidé : le petit vivrait désormais chez elle, pour mieux apprendre à parler.
En 1993, l’usine ferma, victime d’une réforme de l’économie – Chongqing éliminait ses PME à la Mao, entreprises vieillottes qui perdaient à tout-va des fonds que la mairie ne pouvait plus fournir. Désormais proches de la misère, les parents de Xiao Shuai, de concert avec les grands-parents, se privèrent de tout afin de sauver le seul espoir du clan : l’école du petit. Ils rêvaient de le voir devenir ouvrier en usine, ou bien encore gardien d’une résidence.
Xiao Shuai de son côté, voyait plus en grand : il rêvait de belles études, et d’embrasser une carrière de médecine, ou bien de droit – deux carrières qu’il savait essentielles pour protéger les handicapés, classe sociale vulnérable et maltraitée. Mais quoique bon élève, il souffrait de brimades des jeunes se moquant du handicap de ses parents.
Pire, à 12 ans, il dût sécher régulièrement les cours pour prendre des emplois temporaires, pour aider à faire bouillir la marmite. Ses résultats au collège s’en ressentirent. Aussi après le Gaokao (bac) en 2002, ce garçon de 18 ans n’obtint d’inscription qu’à une université de second rang, très loin de chez lui, et préféra demander un sursis, pour s’occuper de ses parents. Restant à Chongqing, durant quatre ans, tous les jours, il alla traîner sur Chaotianmen, au confluent du Yangtzé et de la rivière Jialing, un quartier de restaurants de poisson, d’embarcadères des bacs sur les quais et la corniche. Là, il s’offrait comme guide et vendeur de cartes postales ou de colifichets, rapportant ainsi le soir quelques sous à la maison.
Dès qu’il avait un moment de libre, il causait « par signes » avec des sourds-muets venus de la Chine entière, et apprenait l’un après l’autre tous les dialectes par signes, ceux du Sichuan, Yunnan, Canton ou Dongbei ! Or les policiers qui patrouillaient dans ce quartier, avaient vite remarqué ce jeune homme pas comme les autres, échangeant avec tous par signes mais capable aussi de répondre vocalement en bon mandarin. Vite, ils l’appelaient à la rescousse pour leur traduire tel sourd-muet pris main dans le sac à faucher un portefeuille.
Et c’est ainsi qu’en 2006, Xiao Shuai débuta à mi-temps au commissariat de Jiulongbo (Chongqing). A longueur de journée, il prenait les dépositions des malentendants, et les traduisait pour le compte du juge. Dès le premier jour, il fut effaré par les innombrables dénis de justice, dont était victime cette population pas même capable de faire entendre sa version des faits. Un jour au tribunal, il découvrit un couple de sourds-muets à qui l’on refusait, de façon inique, leur retraite. Il réussit à convaincre le juge de forcer l’organisme de pension à valider leurs droits. Cette victoire fut pour lui un déclic – plutôt qu’homme en blanc, il serait homme de robe ! Avec le soutien de ses amis policiers, il entra en 2009 à 25 ans à l’université de droit de Chine du Sud-Ouest. Trois ans plus tard, en octobre 2012, il sortait lauréat du concours national d’avocats et fondait derechef le Cabinet Ding Sheng, pour la défense des sourds-muets. Pour son père malade, c’était la récompense et la gloire ultime, avant de rejoindre le ciel de ses ancêtres !
Combien de sourds-muets Xiao Shuai parviendra-t-il à arracher aux griffes de la justice, d’escrocs ou de patrons sans scrupules ? La réponse au prochain numéro !
1 Commentaire
severy
25 mars 2019 à 17:13Après avoir pris langue avec la justice, voici Xiao Shuai avocat, ayant ainsi plus d’une corde (vocale) à son arc. Viva!