Petit Peuple : Jiangxi – Les facétieux raticides (1ère Partie)

Depuis des millénaires, le paysan chinois élimine ses vermines, en les mangeant. Chez lui, grillons et sauterelles, mulots et souris passent au wok, pour sauver sa récolte, tout en se délectant de protéines excellentes pour la santé et d’arômes naturels. Au Jiangxi, il va un pas plus loin en faisant l’élevage d’un rat, nourri au bambou, parfumant sa chair d’une saveur subtile, tirant vers certains thés verts. Bientôt hélas, victime de son succès, l’éleveur se trouve en proie à la surproduction et à la concurrence, aux prix qui s’effondrent. Et comme un malheur n’arrive jamais seul,   s’abat alors sur lui l’antique phobie des hommes vis-à-vis du muridé, la répulsion à consommer la viande d’une espèce ennemie de l’homme, vicieusement mordante et vecteur de la peste. Alors, le péril est grand pour nos éleveurs, de subir en plus de la mévente, l’interdiction de leur business sous prétexte de protection de la salubrité publique.

Heureusement, l’engeance rurale du Jiangxi a trouvé la parade : son exceptionnelle résilience l’a incité à se battre, à tâter de toutes les méthodes pour s’adapter et résister. La rage de survivre a conduit ses pas, ainsi que l’obsession permanente de se réinventer, avec toute l’énergie et l’imagination de qui n’a plus rien à perdre.

Voilà pourquoi à Ganzhou (Jiangxi), en 2018 sur Bilibili.com, un des populaires sites de streaming en direct pour particuliers, Liu et Hu, frères jumeaux, agriculteurs de 29 ans se sont lancés dans une émission hebdomadaire intitulée « les sublimes jumeaux paysans » (华农兄弟). D’épisode en épisode, ils prétendent raconter leur existence d’éleveurs de rats des bambous.

C’est bien sûr pour faire la promotion de leur élevage, mais aussi un peu plus. Chaque histoire met en scène un scénario récurrent : le rat présenté, doit être mangé ! Et pour ce faire, les auteurs privilégient systématiquement l’argument boiteux, menteur, moralement incorrect. Et par un tel procédé, les frères Liu et Hu dépassent de très loin leur objectif : il ne leur a pas fallu plus de quelques mois pour entrer dans le top 10 du streaming de la toile chinoise.

Chaque lundi donc, pour le nouvel épisode, le tandem lève son rideau, Hu à la caméra, jouant du zoom et multipliant les plans pendant que Liu pérore et improvise autour du thème préparé. Mais d’avance, le public sait à quoi s’en tenir, grâce au hashtag #100raisonspourmangerlesratsdesbambou. En effet, quelle que soit l’entrée en matière, le final est invariablement le même, suivant un comique de répétition.

D’abord montré actif et frétillant, un pauvre petit rat disparaît de l’angle de vue, le temps d’être abattu et découpé. La caméra reprend du service pour filmer la préparation culinaire, puis la dégustation, qui prend invariablement des allures de gloutonnerie, souvent épicée d’un zeste de sadisme : c’est « 吃鼠不吐骨头 » (chīrén bù tǔ gǔtóu), « avaler le rat sans recracher les os », accompagné du petit commentaire.

La scène peut durer de quelques dizaines de secondes à quelques minutes, selon le scénario.

Ici, prétend le présentateur, le raton n’a plus rien eu à manger depuis trois jours – il a faim, et même froid (ou bien chaud, selon la période de l’année). Il souffre donc terriblement, le pauvre petit ! Pour des humains au grand cœur, il est urgent, crucial de venir à son secours. En bon samaritain, Liu veut tempérer ses souffrances. Il épanche son cœur, affiche la compassion envers le petit animal, et hop, soudain il le gobe, n’en faisant qu’une bouchée : « c’est, conclut-il, la seule manière de mettre fin à ses souffrances ».

Un autre lundi, Liu présente un rat pas trop grassouillet. Suit une longue diatribe sur le coût astronomique et en pleine explosion du bambou—qu’il ne paie pourtant pas, allant l’abattre à la machette dans la colline voisine : « cet animal est vraiment ruineux à nourrir, pérore le jumeau : je ne peux me permettre de le nourrir davantage ». Et il le mange !

Une autre fois, la sentence de mort est donnée parce que le rat « a trébuché et s’est fait mal au ventre » : tous les coups sont permis.

Lundi dernier, Liu en soulevait un par la queue comme toujours (pour éviter les coups de dents, qui semblent redoutables), un raton obèse : « cette femelle mange pour compenser sa solitude : elle attend depuis si longtemps son fiancé, que nous avons mangé la dernière fois. Elle est inconsolable, et comment faire pour agréger sa douleur ? vous l’avez deviné… ». Et hop ! Prenant l’animal par la queue pour le faire balancer comme un pendule, d’un coup de dent, il lui sectionne la tête – la malheureuse était déjà cuite !

Une autre fois, Liu nous présente un rat presque aussi gros qu’un chat : « savez-vous comment il a fait, celui-ci, pour accumuler tant de graisse ? Et bien, il a vendu à ses copains dans la cage, des places au soleil. En échange, ils lui ont cédé une part de leur ration de bambou… Vous voyez, c’est un rat corrompu : donc, je le punis ! » Et Liu d’ouvrir un large bec, où il laisse tomber sa proie, laissant la moitié de la Chine ébahie et l’autre morte de rire, tandis que la censure trouve sage de fermer les yeux sur l’impertinence…

Après tout, la Chine profonde, comme tout le monde, a besoin d’un peu d’exutoire, et à ses misères, le rire est le meilleur remède ! 

Suite de la saga raticide, la semaine prochaine…

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
0.63/5
8 de Votes
1 Commentaire
  1. severy

    Ah! Il y a une suite. Ces « jumeaux » ont décidément plus d’un tour dans leur ratière. Pourvu que leur entreprise ne fasse pas de ratées. Avouons qu’elle a plus d’allure que la chasse aux souris en bibliothèque ou à l’opéra. Combien de temps durera-t-elle? Seul l’avenir nous le dira.

Ecrire un commentaire