Petit Peuple : Jinan (Shandong) – La révolution de Shi Moulong (1ère Partie) 

En 2006 à Jinan (Shandong), à 5 ans, Shi Moulong était le plus bel enfant de son quartier huppé de villas et résidences. Quand sa « ayi », la nourrice à son service 24h sur 24, le sortait dans l’allée arborée de majestueux gingkos et paulownias, elle marchait derrière lui au volant de sa Mercedes coupé miniature, Sous les yeux des passants éblouis, le garçonnet tenait autant du pilote de course que de la gravure de mode en blazer vert bouteille, sérieux comme un pape et droit comme un « i » dans son siège baquet rembourré cuir fauve.

Quelques mois plus tard, lors du nouvel an chinois 2007 sur l’île tropicale de Hainan, les plagistes suivaient du regard l’enfant avec son éternelle nounou, dans le complexe 5 étoiles où sa famille était descendue. Au restaurant, son petit smoking blanc et son nœud papillon lui donnait fière allure, tout comme au bord de la piscine ses Ray-ban authentiques.

Même à 10 ans, en vacances à Sydney (Australie), il faisait l’attraction, par son habillement et la finesse gracile, quasi féminine de ses traits.

Toute son enfance, Moulong vécut sans se rendre compte de la valeur de l’argent. Pour ses études, il pouvait compter sur son répétiteur privé, et son prof de gym à demeure. Sa maison s’étalait sur 1500m² de pavillons et de jardins dans le style de Hangzhou, avec kiosque, bassin aux carpes et lotus fleuris. Chaque matin, le chauffeur l’amenait à son école,  la plus exclusive de la ville –que son père avait préféré à des études à la maison, dans le souci de lui éviter une jeunesse coupée de sa société. Dans la cour de récréation, ses poches étaient toujours pleines de bonbons et colifichets hors de prix, qu’il distribuait à la ronde. Peu de week-ends ne se passait sans qu’il n’invite les copains à des après-midi de fêtes, sous quelque prétexte que ce soit. A ce prix, il était toujours entouré d’une cour d’admirateurs.

Un tel standing le rendait éveillé et sûr de lui. En classe, il comprenait à la seconde, et retenait spontanément les cours sans avoir à les mémoriser. Autant dire que pour ces garçons et filles autour de lui, il passait pour un être de nature plus qu’humaine – il prenait leurs compliments comme un dû royal, avec modestie sereine, nourrissant son égo.

A 11 ans, un événement bouleversa le cours de sa vie. Il avait toujours vu son père, patron de la filiale provinciale d’un groupe d’énergie d’Etat, vivre une vie séparée dans l’aile réservée de son palais où nul n’avait droit d’entrée –contrairement aux jeunes beautés toujours renouvelées qui venaient partager ses nuits – sa mère, de peur du pire, n’osait protester. Or, ce matin de novembre 2012, le pire arriva : son père emmena sa mère blafarde au bureau des unions, pour en ressortir une heure plus tard, proprement divorcé par « consente-ment mutuel ». Une semaine plus tard, elle s’envolait pour New York pour n’en plus revenir – elle héritait d’un appartement et d’assez d’argent pour vivre hors du besoin jusqu’à la fin de ses jours. Sans rien laisser paraître – dans ce milieu, les pleurs ne sont pas de mise – Shi Moulong en conçut une amertume secrète, privé de mère à un moment décisif de sa marche vers l’état adulte.

Son éducation confucéenne lui interdisait de porter rancœur envers ce père autoritaire et égoïste, cette mère irresponsable et immature, ces parents qui avaient confondu richesse et tendresse, et oublié de donner leur chaleureuse présence. Inconsciemment, il reporta la critique envers sa société, le monde des adultes en général, les profs. En silence il se mit à mépriser le programme scolaire, les cours qu’on lui serinait en classe – moins quant au message proprement dit, qu’envers les valeurs – plus exactement, l’absence de valeurs que le lycée distillait. Il n’y avait pas d’objectif pour sa génération, de tâche d’une vie pour construire ensemble un monde meilleur. Tout ce qu’on lui demandait, à ses copains et lui, était d’afficher une approbation au système et de se taire, de s’enrichir et de tout accepter. Après avoir découvert l’avidité jamais satisfaite d’argent, de plaisirs, le mensonge et la dissimulation chez son père, il retrouvait à présent les mêmes vices chez tous, travestis sous des traits hypocrites. Quand le prof de marxisme leur déballa l’inévitable cours sur Lei Feng, le héros mythique du régime au service du peuple, il eut bien du mal à retenir ses sentiments contradictoires, son éclat de rire face au ridicule, son indignation face au mensonge de ceux qui propageaient ce genre de fable. Non, lui Shi Moulong ne vivrait pas comme cela !

S’étant coupé du monde réel, il vivait donc depuis quelques temps déjà dans un monde imaginaire, celui de Batman, l’homme chauve-souris qui réparait les torts et sautait de gratte-ciel en gratte-ciel au bout de câbles et de filins. Dans la célèbre série américaine, un personnage le fascinait plus que tous autres : celui du Joker, au grimaçant sourire, toujours campé dans un brouillard moral au-delà du bien et du mal, libre, seul et effrayant dans son déploiement d’énergie décapante et destructrice.

A 16 ans en septembre 2017, Moulong prit sa décision : le matin de la rentrée des classes, il annonça froidement à son père qu’il quittait le lycée. Tout ce fatras de bêtises que les adultes appelaient « instruction », il s’en passerait désormais, tout comme le concours d’ entrée à l’université. Son père protesta, mais faiblement, pour la forme plutôt qu’autre chose : la destinée de son fils ne l’intéressait plus depuis longtemps. Et puis, lui expliqua patiemment Moulong, avec la fortune qui l’attendait, un diplôme ne lui serait d’aucune utilité : sa vie, il allait la bâtir à sa propre manière.

Mais de tous ces trésors, qu’allait-il faire ? Stupéfier le monde, soyez en certain, ami lecteur !

 

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1 Commentaire
  1. severy

    Voyons, voyons. Que se déciderait de devenir cet élu des dieux? Porte-parole d’une fabrique de beurre? Représentant de la nation sur la face cachée de la lune? Ambassadeur de Beibei kadomu, la crème pour les fefesses des nouveaux-nés? Joueur de pipeau dans l’orchestre symphonique de la 3ème armée du Heilongjiang? Goûteur de papier au Renmin Ribao? Chanteur de berceuses en grande tournée dans les derniers laogai à la mode du Xinjiang (« Savez-vous planter les opposants, à la mode, à la mode… »)? Lêcheur de timbres dans une fabrique de trompettes? Extracteur de mirabelles, polisseur d’olives, enjoliveur de voiture présidentielle, suceur d’anchoix? Avec un visage pareil, il n’a que l’embarras du choix.

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