A Chengdu, en ce matin de janvier 1994, Wang et Liu, camelots en primeurs au marché Shanyuan servaient chacun deux clients à la fois, ensachant et pesant tomates, concombres, poivrons ainsi que les célèbres piments et poivres du Sichuan – incontournables dans la cuisine locale. C’étaient leurs propres légumes qu’ils écoulaient, cueillis au petit jour dans leur serre à 15km de là, puis chargés sur leur tricycle à moteur. Entre cartons et paniers, ils déposaient délicatement Qifeng, leur fillette de trois ans, emmitouflée et profondément endormie…
Au marché, faute de temps pour la surveiller, ils la laissaient à elle-même : elle s’inventait des jeux, et quand elle s’ennuyait, elle s’échappait à la découverte du reste du marché. Souvent, sa mère devait la rattraper et la disputer d’une tape sur la main—mais rien n’y faisait, face à cette gamine intrépide.
Il y avait foule ce matin-là – c’était un mois avant le « chunjie » (nouvel an chinois) et les gens commençaient à s’approvisionner en prévision de banquets familiaux à répétition. Les clients se bousculaient, ployant sous leurs cabas. Souvent, les ménagères argumentaient sur la qualité des produits, et écartaient les légumes présentant un défaut—le plus souvent inventé pour mieux exiger un rabais final. Impassible, Wang rangeait l’étal, et malgré l’évidente mauvaise foi de ses clients, refaisait les comptes sur son vieux boulier compteur, glissant et claquant les perles de bois le long des axes de fer. Une fois le coup de feu passé, et qu’ils eurent enfin le temps de respirer, son épouse se mit à hurler « Qifeng, où est Qifeng » ? Leur fille avait disparu !
En un éclair, le père traversa la halle au pas de course, criant et répétant comme un possédé le nom de leur fille. Stupéfaits, les autres vendeurs le suivaient du regard, tout en lui faisant des signes de dénégation désolés. Une fois de retour auprès de son épouse, « l’a-t-on retrouvée ? », fit-il, sans y croire. Mais les pleurs de Liu lui servirent de réponse…
Entretemps, le chef de la sécurité arriva pour leur confirmer la mauvaise nouvelle : Qifeng avait quitté la halle. « Elle risque d’avoir été kidnappée, soupira le fonctionnaire, vendredi dernier, un gamin de 5 ans a disparu du marché voisin, les voleurs l’ont pris sous les yeux des parents »!
Sous le choc, Wang et Liu avait cessé de l’écouter, et entraient dans le tunnel de l’angoisse. Sans leur fillette, leur avenir s’écroulait. Leur vie perdait son sens, « le ciel et la terre étaient à l’envers » (天翻地覆, tiānfān dìfù).
Mais non ! Tous deux voulaient se battre, refuser le malheur. Il fallait tout faire pour chasser le nuage noir, évacuer le mauvais rêve !
Au commissariat, un officier leur posa l’interminable série de questions réglementaires pour rédiger le constat et entrer la fiche de Qifeng dans le fichier national des enfants disparus. En les raccompagnant, l’homme en uniforme leur fit cette remarque guère encourageante : « hélas, le commerce d’enfants est très lucratif, et pour un gang que nous démantelons, dix resurgissent… Tout ce que je peux vous conseiller est de vous accrocher, faire vos propres recherches – ne jamais lâcher prise ».
Désespérés, les parents se tournèrent vers les Dieux. Ils allèrent allumer des boisseaux d’encens au temple bouddhiste, puis au taoïste, puis à l’église. Et en fin de journée, ils étaient chez le mage, maître des trigrammes et hexagrammes du Yi Jing. Le devin leur fit tirer une baguette de bambou et proféra son présage : « Depuis 10 ans et pour 2 ans encore, l’univers vit sous l’élément du bois. La disparition de votre fille a été favorisée par sa vulnérabilité au feu, à l’accident hors contrôle ». Le signe astral de Qifeng n’arrangeait rien : elle était chèvre, proie préférée des loups. À ces mots, Liu redoubla de sanglots. « Je ne vois qu’un recours, reprit le devin, implorez l’intercession des Dieux ! » En même temps, d’un ton sans équivoque, il leur désignait une sébile.
La réponse de la mère fut immédiate : tirant d’une poche leur recette de la veille, elle déversa quelques dizaines de yuans dans la coupe – belle aumône pour l’époque. Le maître acquiesça, reprit la parole : « Les Dieux ont vu votre cœur et vont vous aider. Au prochain cycle, au second élément, votre fille vous sera rendue ».
Les parents se regardèrent ébahis. Le disciple, voyant leur détresse, ajouta charitablement son commentaire: « le prochain cycle de 60 ans débute ce mois qui vient, en février, avec le Chunjie. Son premier élément est celui du feu et n’apporte rien de bon – puisque c’est ce feu qui a brûlé le lien entre vous et votre fille. Il durera 12 ans, jusqu’en 2006. Après, suivra l’élément de la terre : celui-là, celui de la stabilisation, rétablira le lien. En 2018, les astres seront alignés pour permettre le retour de votre fille »…
A ces mots, le père et la mère échangèrent un regard atterré : 24 ans à attendre le retour de l’agnelle égarée—autant dire une éternité !
Mais que valait la prédiction du mage ? Vous connaîtrez le dénouement la semaine prochaine !
1 Commentaire
severy
18 septembre 2018 à 13:52Pourvu qu’il ne faille pas attendre la venue le deuxième élément du prochain cycle pour apprendre la suite de l’histoire…