Toute sa vie, Xia Boyu se souviendrait de ce 27 mai 1975, jour du début de la tempête qui l’avait coincé avec son peloton à 8600m d’altitude sur l’Everest. Deux jours, trois nuits, les hommes avaient souffert des pics de froid de moins 40°C et des rafales de vent aux gémissements effrayants qui couvraient le son de leurs voix.
Ordonnée par le Parti Communiste chinois, l’équipée se préparait depuis 1974, avec moult slogans idéologiques tapageurs, mais sans grande compétence. Xia lui-même ne connaissait rien à l’alpinisme – il n’était qu’un footballeur amateur. Il n’avait rejoint l’équipe nationale d’alpinisme que 11 mois plus tôt, à 24 ans, attiré par la perspective de tests médicaux gratuits. Xia en avait besoin pour passer professionnel à son club de foot, et pour les payer, il n’avait pas un sou vaillant. Autant le dire, il s’était présenté par opportunisme, sans croire à sa chance de succès.
Il était resté baba quand les sélectionneurs lui avaient annoncé qu’il était pris, autant pour son physique exceptionnel que pour sa bonne attitude idéologique, prêt à sacrifier sa vie pour offrir à la patrie l’honneur de la conquête du versant nord chinois de l’Everest encore indompté. Et c’est ainsi que 11 mois plus tard, Xia était au camp de base à 5151m d’altitude, du côté tibétaine de la chaîne des Himalayas, aux côtés de 433 autres membres de l’expédition. Quoique incapable de se prévaloir d’un seul sommet à son actif, Xia avait été intégré aux 179 grimpeurs de la phase finale. Avec son groupe de 20, il devait porter le matériel du camp supérieur à 6797m, l’installer, puis poursuivre jusqu’à la cime. Mais passé 8000 m, ils pénétraient dans la « zone de la mort » où l’oxygène raréfié n’est plus que le tiers de la normale. Dans ces conditions extrêmes, ils pouvaient subir « l’ivresse de l’altitude, » un état délirant qui arrivera à Xia, comme à bien d’autres. Mais surtout, ils risquaient œdèmes pulmonaires dont certains décéderaient.
Neuf membres de l’expédition (8 hommes et 1 femme) réussirent à atteindre le sommet, d’y planter le drapeau écarlate aux cinq étoiles jaunes. Ils entamèrent alors leur descente. Xia et ses 19 compagnons eux, avaient été surpris par le blizzard alors qu’ils tentaient l’ascension finale. Au bout de quelques heures dans leur refuge glacial, les hommes ne sentaient plus l’élan patriote, rien que l’effroi, la peur d’y rester… La veille, durant l’ascension, l’un d’eux en plein délire, croyant suer de chaleur, avait abandonné son sac de couchage. A présent, il toussait en crachant du sang sur la glace, sans pouvoir s’y allonger pour se reposer.
Mais Xia Boyu, depuis l’enfance, vivait dans l’idéal moral du « service du peuple », à la mode Lei Feng. En outre, son endurance au froid l’avait fait surnommer « Dieu du feu ». Il n’en fallut pas plus pour que, constatant l’agonie de son compagnon, Xia ota son duvet pour l’en revêtir. Il resta dans cet état vulnérable des dizaines d’heures, tentant de tromper le gel sournois par des mouvements de gym – défense illusoire.
Quand le blizzard tomba, permettant la redescente, Xia souffrait des jambes où le sang s’était figé. Porté vers la vallée, évacué sur Pékin par avion, il fut amputé des pieds.
Les mois qui suivirent marquèrent le deuil de ses rêves. Une fois crépités les derniers flashs, remballées les caméras TV, il se retrouva seul avec lui-même. Sa fidèle épouse et leur bébé atténuaient sa peine, mais le laissaient écrasé par la souffrance post-opératoire. S’ajoutait une autre peine, la perte de son père, la même année. Surtout, Xia avait perdu sa bataille de l’Everest, et devait dire adieu à sa vie de grand sportif, ainsi qu’à une certaine image de soi.
Miraculeusement, c’est un étranger, un prothésiste allemand qui lui rendit l’espoir. Après l’avoir longuement examiné, il lui communiqua son diagnostic : ses fonctions de base étaient intactes, et rien de physique ne l’empêchait de retourner à la montagne. « Tout est dans le mental, lui dit-il, entraînez vous – votre vie est en vos mains ».
Cette phrase résonna comme une renaissance ! Xia se lança alors avec ardeur dans la rééducation, s’astreignant à des mois d’exercices sans se plaindre. Même une seconde amputation en 1996, au niveau des genoux (imposé par un très rare cancer sanguin), ne put briser sa détermination.
En ces années de lutte, il s’était mis à hanter tous les compétitions handisports de Chine et d’ailleurs. Très vite, il s’y découvrit une vocation, un métier—car il gagnait ! À 30 ans, il engrangea des médailles en tir et en basket. A 60 ans, il traversa successivement, grâce à ses prothèses, les déserts de Gobi et de Tengger. A 69 ans en 2011, il décrocha deux médailles d’or au championnat du monde d’escalade d’Arco (Italie). Ces victoires entretenaient son patrimoine d’argent et de célébrité.
Il se trouvait désormais dans une situation paradoxale : plus il vieillissait, plus il s’appropriait l’expérience qui lui avait manqué du temps de sa folle jeunesse. En même temps, son entraînement constant conservait sa puissance physique, son endurance. Cette discipline sportive le menait vers un but, dont il resta pourtant longtemps inconscient et vers lequel il ne cessait de s’entraîner avec ses prothèses américaines dernier cri. Avec ses épaules herculéennes, ses abdominaux surpuissants, il grimpait des dizaines de mètres en rappel. En 2012, il conquit plusieurs sommets de « 8000 m ». C’est sur l’un d’eux, à 61 ans, qu’il prit conscience que sa destinée le ramenait vers l’Everest. Le sens de sa vie était là, enfin révélé ! Il le conquerrait ou bien irait mourir en héros (英勇牺牲 « yīng yǒng xī shēng »)…
Sur ces péripéties haletantes, Xia Boyu réussira-t-il son pari ? La réponse au prochain numéro !
1 Commentaire
severy
5 juillet 2018 à 16:28Il faudrait proposer à tout Chinois désirant devenir mandarin un petit stage de glaciation dans les hauteurs tibétaines. On verrait ainsi combien d’hectolitres de Lei Feng Nouveau ce genre de cordée administrative produirait.