Résumé de la 1ère Partie : Mère de 118 enfants récupérés aux bords des routes, Li Lijuan, ex-millionnaire à Wu’an (Hebei), est depuis mai en prison pour chantage. Mais quel fut le cheminement psychologique qui convertit en escroc cette femme jusqu’alors modèle d’altruisme admirable ?
La dérive de Li Lijuan n’est en fait pas ancienne—elle remonte à 2017, confrontée à des événements ne lui ayant pas laissé le choix. « Village d’amour », son orphelinat pour enfants abandonnés était menacé de fermeture. En 2016 encore, les crédits affluaient, depuis que la province (le Hebei) l’avait sacrée « citoyenne ayant conquis le cœur du public ». Mais l’hiver dernier, le pouvoir commença à harceler les ONG, exigeant comptes annuels et certificats de conformité. L’Etat redoutait de perdre la main sur toute activité caritative exercée par des entités privées, même si ces initiatives avaient de meilleurs résultats dans la défense des plus démunis.
Chaque mois, bientôt chaque semaine, il était toujours plus difficile pour Lijuan de faire bouillir la marmite pour ses 75 bouches à nourrir. Elle avait aussi présumé de ses forces, seule pour recruter et former son personnel, pour cajoler et consoler des douzaines de mômes à la fois. Elle faisait tout toute seule, ne dormait plus que 5 heures par nuit, devant faire tourner six machines à laver avant d’aller dormir. A l’aube, elle devait lancer la cuisson de la soupe du matin pour ses enfants, surveiller l’habillage, le départ d’une vingtaine pour l’école, celui d’une douzaine d’autres vers l’hôpital pour leurs soins, et négocier pour avoir les moyens de financer une opération chirurgicale indispensable pour un ou deux autres.
Ces travaux d’Hercule étaient rendus encore plus compliqués par son cancer qui la tenaillait depuis 20 ans. Au fond, Lijuan ne tenait le coup que par l’amour de ces grappes d’enfants se pressant autour de son giron, n’ayant plus qu’elle sur Terre. Quand l’accumulation des impayés rendit la faillite inéluctable, la pauvre femme refusa la réalité : un miracle de plus devait être possible ! Ce fut le principe désespéré, à la source de sa révolte.
De longue date, elle n’avait plus ni le temps, ni le souci de répondre aux lettres du bureau de l’hygiène ou de la protection de l’enfance : toute injonction de rendre à tel orphelinat d’Etat un petit handicapé était ignorée. De même, elle y restait aveugle et sourde aux sollicitations des créanciers, à ses risques et périls.
Cela faisait des années qu’elle s’estimait abandonnée par la société hypocrite, qui refusait de s’intéresser au sort de ces misérables petits. Les entreprises riches, les structures de l’Etat auraient dû l’aider, au lieu de porter sur elle un regard méprisant. Aussi, elle avait inventé cette méthode innovante de guérilla caritative : avec ses armées d’enfants, elle allait occuper les lobbies des hôtels, les halls des mairies, les parvis des supermarchés, les renvoyant à leur honte, jusqu’à ce que n’y tenant plus, ils paient. Prise d’audace démente, Lijuan s’estimait au-dessus des lois.
N’en pouvant plus face à cette femme hors contrôle, la province se résolut à l’arrêter, seul moyen de lui faire entendre raison. « Tout ce que j’ai fait, déclara Lijuan aux journalistes, menottes aux poings, c’était pour les petits ». La fin justifiait les moyens : on allait retourner le système contre lui-même, « combattre le poison par le poison » (以毒攻毒, yǐ dú gōng dú ). Mais c’était ignorer que la loi n’a aucune tendresse pour ce type d’argument anarchiste !
Une fois l’orphelinat démantelé, la province se retrouvait avec 69 enfants handicapés sur les bras, dont 18 nécessitant une opération à court ou moyen-terme. 13 autres ont besoin d’un suivi rapproché pour des problèmes d’autisme, de diabète ou de cécité.
Divers problèmes légaux ont été mis à jour. Certains enfants ont été rachetés à des gangs, mais déclarés comme « abandonnés » donc sans parents : la loi exige d’effectuer sur eux un test ADN pour tenter de retrouver les parents. Et la ville qui avait fourni jusqu’à 400 yuans par mois de soutien par enfant, crie à la fraude et exige compensation !
Trois adolescents sont entrés en pensionnat. Ils recevront un « soutien psychologique » – d’autres parlent d’une « orientation professionnelle » pour les mettre au plus vite au travail !
En dépit de sa dérive, Lijuan reste bien à plaindre : après avoir consacré sa vie au service des démunis, elle se retrouve derrière les barreaux, sans accès aux soins, face à un fléau qui risque de l’emporter.
Curieusement, dans sa cellule, la mécène déchue médite et semble avoir renoué avec la sérénité. C’est qu’elle est défendue bec et ongles par ses enfants devenus grands, qui s’agitent pour la faire sortir. Elles sont cinq universitaires, dont une fonctionnaire de l’Etat : elles font de la réhabilitation de leur mère la croisade de leur vie, permettant à celle-ci de revoir le film de sa vie sous une perspective réconciliée : « après mon mariage malheureux, se rappele-t-elle, je ne pouvais plus croire en la bonté humaine. Mais depuis, mes enfants m’ont guéri de ma maladie spirituelle. La vie est belle, et le malheur n’est pas ma destinée ».
Quant à ses fraudes et actions de chantage, elles ne pèsent pas sur sa conscience. Le jugement des hommes compte peu pour elle : seul lui importe celui de ses enfants, et là, elle se sait en sécurité, pardonnée, au nom de l’amour !
1 Commentaire
severy
12 juin 2018 à 15:57Quelle histoire intéressante (et bien écrite). Elle souligne l’apparente faillite de l’Etat face au problème millénaire des enfants orphelins ou abandonnés.