Cette phase de leur vie fut celle qui dura le plus longtemps, et qui fut la plus heureuse.
Au garage, Sun Guo jouait l’aide mécano, maniant la pompe ou la clé à molette. Côté argent, entre les recettes du garage et leurs deux pensions, ils en avaient bien assez – au point même de pouvoir boursicoter. C’était elle qui faisait les placements.
Le samedi, ils sortaient au marché de Tangshan avec leur cabas à roulettes. Avec soin, ils choisissaient tomates, piments, concombres amers, et le jarret de porc qu’elle faisait cuire à l’étouffée pendant des heures dans la sauce soja, le gingembre et l’anis étoilé.
Ils s’entendaient relativement bien – sauf pour les corvées. Sun trop souvent se penchait ostensiblement sur ses pinceaux et son encrier pour faire ses pages de calligraphie, trop occupé pour se rappeler de sa promesse d’aller étendre le linge. Sa mauvaise foi exaspérait sa femme, qui commença à montrer des signes d’impatience. Le malaise s’exacerbait quand leurs enfants venaient les voir, ressassant de vieilles récriminations en matière d’héritage. Par leurs fils respectifs, Sun et Song étaient sommés de défendre leur clan, contre leur couple. Jamais l’un ne trouvait le courage de défendre l’autre. De ces querelles stériles, tous deux sortaient blessés, irrités. Alors, Sun préférait décamper quelques jours pour ne pas faire d’histoire… De la sorte, elle ne se sentait pas piégée dans une relation étouffante. Quand Sun revenait, il apportait un bouquet de fleurs, un livre de poésie. Sans un mot, elle l’aidait à se débarrasser de son manteau. Intérieurement, elle jubilait.
Ce modus vivendi tint 16 ans, jusqu’en 1998. Song accepta enfin d’acheter avec son mari un appartement, à deux pas de leur marché fétiche. Ils pensaient que ce serait bien à leur âge (76 ans pour lui, 68 ans pour elle) de passer leur 3ème âge sous le même toit. Mais c’était très imprudent. En effet, bien que ce soit elle qui paie les traites du crédit, ils se retrouvaient co-propriétaires à parts égales. De la sorte, avant même d’emménager, elle se sentait flouée et de plus, elle angoissait à l’idée de ne plus jamais pouvoir se retrouver seule !
A peine installé, Sun se mit à prendre ses aises, recevant tous les jours ses vieux copains dans les fauteuils, et la priant de leur servir le thé, comme une domestique. Pas question de protester devant les invités – cela ne se faisait pas. Elle prenait sa revanche après, par des criailleries entre quatre-z-yeux.
Puis les enfants de Song revinrent à la charge, chaque semaine : Sun ne pouvait posséder la moitié d’un logis sans en avoir payé plus que des broutilles : c’était une spoliation d’héritage, et pas la première, puisque depuis 16 ans, les fils de Sun squattaient leur première maison.
Or, ces fils revenaient bientôt à leur tour troubler la fragile intimité du couple. Ils n’avaient que mépris pour Song Hua – cette ex-institutrice aux pieds nus qui gagnait sa vie les mains dans le cambouis. Elle avait tellement moins de classe que leur calligraphe amateur de père…
Avec les années, la santé du vieillard déclina, en même temps que les sentiments du couple. Depuis longtemps, Song avait la hantise de devoir s’occuper de lui, des soins qu’elle était obligée de lui donner continument, de l’aider à faire sa toilette, de cuisiner pour lui… Il devenait pressant pour elle de recouvrer sa liberté.
En 2010, à 88 ans, Sun fut admis à l’hôpital, pour une pancréatite. Mais quand il rentra, il trouva porte close, et dut repartir vivre chez un ami au pied levé. En 2012, Sun dut se faire opérer à nouveau : là, Song refusa de payer la facture, laissant les fils de Sun intervenir, lesquels portèrent plainte. Cette escalade dans la désunion donna à cette femme en colère, le courage de faire ce dont elle rêvait depuis 30 ans : d’un pas militaire, elle marcha au bureau des affaires civiles pour réclamer le divorce.
Le juge convoqua les époux : Sun alors, refusa la séparation, invoquant son amour pour elle. Le juge voyant sa faiblesse physique et leurs 35 ans de mariage, invoqua le proverbe suivant : « mieux vaut abattre dix temples, que de détruire un mariage » (宁拆十座庙,不毁一桩婚, níng chāi shí zuò miào, bù huì yī zhuān ghūn). Ils restèrent donc époux—mais séparés de corps.
Alors, l’idée de divorcer ne quitta plus Song. En septembre 2017, à 87 ans, elle fit une autre demande de divorce. Elle réclamait aussi le retour de la maison squattée par le clan de son mari. Mais là encore, le juge la débouta : Sun et elle « se connaissaient trop bien ». Ils n’avaient qu’à se réconcilier et laisser leurs enfants en dehors de leurs affaires !
Furieuse, Song interjeta un nouvel appel début 2018. A bout d’argument, le juge finit par céder. Sun, à 96 ans, s’était résigné à la séparation et à bien plus encore : il acceptait de rendre la maison. Il faut dire qu’à 96 ans, il s’apprêtait à sa énième opération, risquant donc d’aller rejoindre ses ancêtres. Il voulait donc mettre ses affaires en ordre, et faire ce dernier plaisir à la femme de sa vie, puisque telle était sa volonté. Song repartit donc du tribunal, le front haut : jeune divorcee !
Alors se produisit le dernier petit miracle. Dans la maison du litige, l’aidant à emballer leurs décennies de photos jaunies, Song revécut leur passé en accéléré, et sentit revenir la tendresse du fond des ans. Elle lui passa la main sur l’épaule, et lui, reposa sa tête sur elle. À présent qu’on se quittait, on pouvait enfin l’exprimer, cette tendresse cachée, la vraie couleur de leur existence !
1 Commentaire
severy
28 avril 2018 à 17:36Comme c’est inquiétant. Cette histoire touchante – écrite de main de maître – me donne pour un rien l’alarme à l’oeil.