À Tangshan, à 35 km de Nankin (Jiangsu), Sun Guo avait 27 ans en 1949, quand naquit la Nouvelle Chine. Patriote et socialiste dans l’âme, il s’enflamma pour cet espoir de vie meilleure. 20 ans passèrent comme en une nuit, dans ce tourbillon dévorant de réunions et campagnes orchestrées par le grand Timonier.
Sun fut bientôt marié par sa cellule à une camarade qui lui donna deux fils, ardents révolutionnaires. En 1966, à 44 ans, il quitta l’école où il travaillait pour une brigade agricole de Mongolie Intérieure. C’est là qu’il rencontra celle qui devait s’avérer le seul vrai amour de sa vie, son âme-sœur, Song Hua, de 8 ans sa cadette. A la tombée de la nuit, ils chuchotaient avec prudence et se racontaient leurs vies. C’est ainsi qu’ils se trouvèrent de troublantes similitudes. Elle aussi avait été envoyée comme « jeune instruite » dans ce village d’éleveurs de chevaux. Elle aussi était professeur à la même école intermédiaire n°3 de Tangshan. Elle aussi avait été mal mariée par le Parti et se retrouvait mère de deux enfants – gardes rouges qui la dénonçaient à chaque meeting… Ainsi, ils se retrouvaient dans cette campagne, moins par ardeur révolutionnaire que pour fuir leurs familles et leurs vies ratées.
Durant 10 ans, Sun et Song se soutinrent mutuellement. Dès la réouverture des écoles en 1976, ils réintégrèrent leur école d’origine. Puis en décembre, après avoir chacun divorcé, ils annoncèrent leur mariage, lui à 54 ans, elle à 46 ans. Tout était à reconstruire, carrières et familles.
Mais c’était compter sans leurs enfants, déjà mariés et devenus parents, qui firent tout pour faire capoter l’union—chaque famille pour des raisons différentes. Les fils de Sun craignaient le déshonneur : en Chine d’alors, s’unir à une divorcée ne se faisait pas, et tout transgresseur mettait à risque sa réputation et celle du clan. Chez les Song, le souci était plus matérialiste : c’était elle qui apportait la maison, tandis que Sun était désargenté. Et pourtant, marié, c’est lui qui deviendrait propriétaire, ayant droit sur la moitié du bien, en cas de divorce ou de disparition de leur mère. Et cette perspective était insupportable pour les Song—une mésalliance, ni plus ni moins !
Ensemble, les différents enfants du couple s’accordaient au moins sur une conviction commune. Suivant la morale de Confucius, dans une famille, l’individu n’a rien à dire, mais doit se plier aux décisions collectives : même les parents doivent se plier au clan !
Sun Guo et Song Hua passèrent outre les critiques. Mais à peine uni à elle par les liens du mariage, Sun, un peu lâchement, demanda sa mutation – histoire, dit-il, de laisser passer la tempête. Alors, ils s’écrivirent (chaque semaine), se téléphonèrent (4 fois l’an), et ne se retrouvèrent qu’au nouvel an lunaire, tout en rêvant de retrouvailles permanentes, qui filaient devant eux comme un nuage dans le ciel.
Au bout de six ans, Sun demandait alors à son unité de travail son retour à Tangshan pour réunification des familles. Elle advint en avril 1982. A 60 ans, il pouvait enfin vivre avec son aimée… Un beau dimanche, s’étant annoncé, il posa ses valises dans le vestibule de la grande maison familiale.
Mais il ne débarqua pas seul : l’accompagnaient ses enfants, leurs femmes, et ses petits-enfants. Or, le clan de Song n’avait pas oublié ses préjugés sur ceux d’en face. Les disputes arrivèrent vite, sur des broutilles. Les Song grognaient contre l’occupation des Sun… Tandis que les brus des deux camps se chamaillaient régulièrement dans la cuisine pour des provisions de riz non remplacées, pour du linge qui trainait dans le salon ou un nettoyage négligeant quand venait le tour de corvée… Ces querelles s’élevaient le soir : fatigués par leur journée, les maris laissaient faire. Aussi trop souvent, les ados se disputaient sans personne pour les séparer. C’est ce qui causa la catastrophe en août 1982, sous une canicule mettant les nerfs à blanc : deux jeunes s’empoignèrent, la fille reprochant au garçon de l’avoir insultée. Les mères, au lieu de remettre les enfants à leur place, se mirent à se crêper le chignon, tandis que les pères ne trouvaient rien de mieux que de se rouer de coups à leur tour, se roulant par terre…
Suite à cette rixe, la vie commune n’était plus possible : Song et ses enfants s’en allèrent vivre ailleurs, abandonnant leur propre maison. Chacun de ses enfants se relogea de son côté, tandis que Song ouvrait en ville un garage pour motos, avec appartement à l’étage. Elle pouvait enfin se lancer dans les affaires, libérée de toute responsabilité familiale et même de son ancien métier, venant de prendre sa retraite…
Song croyait également faire une croix sur ce mari qui, durant quatre mois de calvaire, n’avait pas levé le petit doigt pour faire régner l’ordre, ni la défendre elle. Mais à sa grande surprise, elle le vit débouler 15 jours plus tard, avec quelques affaires et provisions fourrées dans son sac. En train de nettoyer un carburateur au garage, elle l’avait vu passer sans mot dire. Quand elle monta à son tour, elle esquissa un sourire à la vue d’une petite montagne de galettes de sésame à l’émincé de porc, servies avec un flacon de vin jaune de Shaoxing. Elle s’assit sans mot dire, contenant l’expression du bonheur. Enfin s’ouvrait peut-être pour eux, la chance de vivre ensemble au calme, protégés des leurs, pour gravir le « sentier courbé vers leur jardin secret » (曲径通幽, qū jìng tōng yōu ) !
Les lendemains chanteront-ils enfin pour eux ? On le découvrira au prochain numéro !
1 Commentaire
severy
21 avril 2018 à 17:24Vivement la suite de l’histoire narrée d’un pinceau sûr par le Zola des classes populaires, j’ai nommé la crème des observateurs occidentaux dans le pays du canard laqué.