En 1949 débarqua la Révolution. Champs et rizières furent collectivisés, sans que nul n’ose plus demander à quel village ils appartenaient, au risque de subir l’accusation fatale de contre-révolutionnaire. En parallèle, chaque village continuait à vouer une haine profonde contre l’autre. De longue date, on avait oublié la cause réelle de la dissension. Seuls les temples, où l’on allait le soir en cachette, gardaient vives la plaie, la rancœur.
La guerre faillit même rejaillir en 1976, à propos du cimetière. Depuis toujours, chaque clan avait son espace privatif pour enterrer les siens, avec entre les deux, une ligne de démarcation. Mais un jour, par oubli, une famille avait enseveli la grand-mère en terre ennemie. S’en apercevant, ceux d’en face avaient vu dans cette bévue un crime prémédité. Sans perdre une heure, les clans se dressaient sur leurs ergots, s’agonisant d’injures. Des resserres et des greniers, on avait ressorti tromblons, fourches, et jusqu’aux canons de fortune. L’hécatombe avait été évitée de justesse par la milice, s’interposant juste à temps pour laisser le secrétaire du Parti calmer les esprits.
Puis sous Deng Xiaoping dans les années ‘80, vint l’ère moderne : la centrale électrique, la première usine de chaussures, l’école ouverte à tous les enfants, sans distinction de sexe ni de clan. C’était une drôle de paix. Elle régnait de jour sous l’ordre du Parti, mais le soir venu, la chienlit reprenait ses droits, les gosses en bandes échangeant des horions après l’école, Wushan contre Yuepu, avec la bénédiction tacite des parents. Et si jamais un flirt enflammait des cœurs, le conseil des anciens y mettait vite bon ordre. Le Parti, dans ces affaires, se tenait à l’écart.
De la sorte, les villages évoluaient dans un mélange de prospérité et de rancœur : mélange toujours plus hétérogène, toujours plus absurde. Dès l’an 2000, 110 usines de chaussures fleurissaient, accompagnées de myriades de petits commerces. En 2014, était inaugurée la 4ème digue, 10m de large et 10 m de haut, victoire finale sur les inondations. Mais depuis 10 ans, six couples avaient été brisés, la femme forcée à avorter. En leur maladive défense de la vertu, les anciens semblaient plus engagés à la sauvegarde du passé qu’à celle de l’avenir, et à terrasser le flux de l’amour plutôt que celui de la rivière commune.
Au final, la crise se dénoua dans les formes-même qui l’avaient vu naître. Trois siècles plus tôt, l’amazone Xiao Fang de Yuepu, le brave Xiao Wang de Wushan, fierté de leurs villages, s’étaient aimés mais avaient été contraints de sacrifier leur bonheur aux intérêts de leurs clans. Or en 2000, le « hasard » voulut qu’ils se réincarnent sous les mêmes traits, les mêmes noms. Se fréquentant depuis la maternelle, nos écoliers avaient ressenti une attraction mystérieuse mutuelle, comme une gémellité atavique dont la force les dépassait—porteuse d’un destin bien plus vaste qu’eux deux. Conscients de la haine anachronique déchirant leurs villages, ils avaient su garder secret leur passion – nul dans leurs familles ne s’en était aperçu.
En 2005, Xiao Fang entra à l’université à Quanzhou. Les années qui suivirent, ils ne cessèrent de se parler, entretenant la relation par téléphone et de brûlants SMS. Ce n’est qu’en 2014 qu’elle put retourner à Yuepu, de revoir enfin son Xiao Wang, pour constater qu’ils étaient déterminés de partager leurs vies. Il fut alors temps d’affronter l’épreuve du feu, la présentation de Xiao Wang aux siens.
La résistance des clans tint 12 mois, plus par principe qu’autre chose. Ils avaient pour eux leur solidité, leur sentiment mûri par les années. De plus, ils avaient la loi de leur côté – rien ne les empêchait plus de s’unir. Les anciens finirent par rendre les armes mais posèrent leurs conditions : les noces devraient se tenir ailleurs, pour ne pas choquer les gens. Elles eurent donc lieu en stricte intimité en 2015, dans une bourgade voisine, à la sauvette. Déjà, les commères prédisaient la catastrophe : maladie, infidélité, calamité devraient s’abattre, comme châtiment des ancêtres et des Dieux…
Mais quand, en mars 2017, accoucha Xiao Fang, ce fut la stupéfaction générale : ni mort-né ni malformation, mais au contraire, deux poupons mâles éclatant de santé ! Ils faisaient la gloire du clan—pardon, des deux clans. Désormais, le sang des Fang et des Wang rejaillissait régénéré, ivre de fierté et de joie.
Dès lors, les clans mirent les bouchées doubles pour rattraper ces siècles d’aveuglement. L’auspicieuse date du 1er mai 2017 fut choisie pour la réconciliation. Des banderoles écarlates furent déployées, les tables dressées, et les cochons embrochés, mis à rôtir. Les violoneux et tambourinaires accoururent. Invités avec le maire, le secrétaire du Parti et autres édiles, les prieurs bouddhistes et taoïstes en tenues carmin et noires, récitèrent leurs exorcismes, mettant fin formelle à 300 ans d’imprécation (cf photo).
Après la cérémonie, 500 villageois trinquèrent à la santé de Xiao Fang et Xiao Wang. Ils étaient ceux par qui tout avait débuté, et par qui tout finissait. Ils avaient tout gagné, la liberté de s’unir, sans manquer de respect aux anciens, ni aux ancêtres. Mais comment s’étaient-ils montrés plus fort que les hommes et que leur temps ? Les vieux sages disent que ce fut par « shī xīn zì rèn » (师心自任)- « en éduquant leurs cœurs pour en faire des maîtres » !
1 Commentaire
severy
10 juillet 2017 à 15:09300 ans, une paille.
Bravo, l’artiste. C’est une histoire très bien racontée.