Petit Peuple : Hangzhou, la mariée virtuelle

En costard deux-pièces, chemise blanche et nœud papillon rouge, le marié était très élégant, le 31 mars en la cour fleurie d’un hôtel de charme de Hangzhou. Attendrie, sa mère, veuve, contemplait son fils Zheng Jiajia portant sa promise habillée d’une sobre robe de jais, tête couverte d’un voile écarlate. Il prenait Yingying pour légitime, et suivant le rituel bouddhiste, promettait de la protéger des cruautés de la vie.

Petit souci cependant : manquaient à la parade les parents de Yingying, laquelle durant le rituel, restait muette comme une carpe. Plus bizarre encore, presque agaçant à la fin, le mari ployait sous la charge, mais sans déposer pour autant l’épouse entre ses bras, qui de son côté, ne se départait jamais de sa rigor mortis, avec son sourire de celluloïd : celle-ci, pure humanoïde, n’était qu’un robot !

L’ingénieur électronicien alignait 31 printemps, mais « elle » six mois à peine, étant issue de son laboratoire. À vrai dire, elle était un vrai clone de l’« Eve future » du comte de Villiers de l’Ile-Adam, avec son assemblage de câbles, de cartes-mères et mémoires, sur un squelette d’acier et de fibre de verre, aux bras mécaniques mus par des vérins électriques, revêtus d’une peau tout ce qu’il y a de plus synthétique.

Aussi le jour des noces, Jiajia lançait une boutade un peu poussive et technicienne : « à 30 kilos, Yingying peut perdre un peu de poids – va falloir y penser ». Mais c’était bien avec elle qu’il voulait passer le restant de ses jours !

Car de son point de vue, elle avait tout ce qu’il attendait. Belle, elle savait se taire, n’ouvrir la bouche et les yeux que pour lire d’une voix désincarnée une poignée d’idéogrammes. Qu’il lui mette une fleur sous les yeux, et elle la scannait du regard, allait la reconnaître dans la mémoire du cloud, trouver son nom, qu’elle n’oublierait plus jamais. Jiajia comptait encore lui apprendre à marcher, balayer, passer la serpillère. Pour la vaisselle, il l’en dispenserait—ses circuits craignaient terriblement l’humidité. Dès qu’elle serait upgradée  en mode Wife 3.0, il la sortirait, tiendrait avec elle des dialogues publics, et pousserait la virtuosité technique à lui faire épousseter son manteau, ajuster sa jupe.

D’abord un peu déboussolés, les amis prennent finalement Jiajia et sa femme connectée, comme ils sont. Certes, dans son dos, ils phosphorent sur l’excentricité de ce garçon qui est à la fois mari et père de sa femme, et s’interrogent sur ses motivations. Sur  un point, ils sont tous d’accord : de perversion, de déviance sexuelle, il n’y en a pas l’ombre. Le monde de Jiajia est pavé d’études et de défis techniques, et pas de rêve d’extase ou de désir d’exultation : ni affres ni manque d’amour physique, chez ce brave garçon passionné.

Pour un de ses copains, cette lubie d’union entre le puceau et sa Vénus de puces électroniques est venue d’un échec amoureux. A son université du Zhejiang, Jiajia s’était emmouraché d’une jolie étudiante, hélas bêcheuse et imbue d’elle-même. Non contente de le rejeter, elle l’avait ridiculisé devant ses camarades. D’une timidité maladive, après un tel traumatisme, Jiajia n’avait plus jamais osé regarder les filles en face, moins encore leur parler, sauf pour rougir comme une pivoine et bégayer deux mots insensés à la suite. D’après cet ami, face aux belles jeunes femmes, il prenait désormais la tangente systématiquement. Le fait est qu’on ne l’avait  plus jamais vu à moins de 5 mètres d’une représentante du beau sexe.

Un autre copain avance une explication plus subtile : les filles ne l’ont jamais vraiment intéressé, captivé qu’il est par le champ d’étude de sa vie, l’intelligence artificielle. Or cette obsession attriste sa mère, en attente d’un mariage, d’un petit héritier. Mais s’encombrer d’une femme à la maison, des corvées familiales, de la tournée du shopping hebdomadaire dans des centres commerciaux sans intérêt, perdre son temps en disputes ou rites conjugaux divers, rien de tout cela n’emballe Jiajia. Aussi, pour ne pas désespérer sa vieille maman par une fin abrupte de non-recevoir, il a découvert, après moult cogitations, le moyen idéal de botter en touche : un faux mariage, mariage avec lui-même par l’entremise d’une poupée de sa création, du type « le soir on l’allume et le matin on l’éteint », avant d’aller de son côté rejoindre le seul vrai paradis de sa vie—son précieux laboratoire !

Mais voici à présent ce dernier ami qui arrive, pour donner son autre explication, probablement la plus juste. À l’université cinq ans plus tôt, ce petit génie a mis au point un androïde footballeur, robot qui court après la balle, dribble et la conduit jusqu’aux cages opposées. Pour ce haut fait, il avait obtenu un prix national, une notoriété, et une place chez Huawei, le champion chinois de l’électronique. Mais une fois chez l’employeur, il réalisa que celui-ci, dans son obsession de créer des produits vendables et de conquérir des parts de marché, ne le laissait pas mener sa recherche fétiche. Du coup, il ne lui avait pas fallu plus de deux ans pour donner sa démission en 2014, montant sa propre start-up électronique dans la zone de Dream Town, à Hangzhou. Banché sur l’intelligence artificielle, il se consacrait alors à fabriquer ses robots. Et dans cette histoire de mariage, il n’y avait sûrement rien de perdu, mais un beau coup de pub, sans bourse délier !

Bien sûr, pour le jeune chercheur, tout n’est pas rose : derrière son dos, persifleurs et jaloux crachent à cœur joie leur venin et leurs lazzis : « xiōngdà wúnǎo » (胸大无脑), dénigrent-ils en parlant de Yingying, « gros seins, pas de cervelle ». Mais Jiajia n’en a cure et les laisse dire, paré qu’il est pour une vie d’harmonie, avec sa femme idéale, vertueuse, autant que virtuelle.

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1 Commentaire
  1. severy

    C’est la version chinoise de Fu ran gen shi ta yin. Espérons que la suite ne se termine pas en eau-de-boudin sur la banquise.

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