Depuis ce drame, Liu Zongkui, l’ami d’enfance de Xu Xihan, soutenait le couple comme il pouvait, s’ingéniant à leur prêter assistance physique et morale. Une aide dont, à dire vrai, Liu aurait fort bien pu avoir besoin lui-même. De toute sa vie active en effet, il n’avait jamais pu obtenir que des postes précaires, défavorisé qu’il était par sa faible éducation. Dernièrement, pour survivre, il s’était laissé tenter par un emploi de marin au long cours : ainsi chaque année après le Chunjie, il descendait sur Ningbo (Zhejiang), à 1600 km de là pour s’embarquer à bord d’un chalutier pour 6 mois, en mer de Chine du Sud. La paie lui avait permis d’acheter un petit logement. Ainsi, en 2005, avait-il pu courtiser une fille du coin, se mettre avec elle en ménage : le mariage était fixé pour septembre. Puis il était parti en mer… En juillet, de retour au bercail, il avait trouvé le nid vide : partie la fiancée, embarquant avec elle la télé, le frigo, tout le mobilier conjugal !
Malgré sa peine, Liu n’oubliait pas Xu Xiping et Xie Shiping : chaque dimanche il partait pour leur village de Shiquan, aidait Xiping à entretenir la maisonnée, tandis qu’elle faisait prendre l’air aux deux enfants de 8 et 3 ans…
Deux ans plus tard en 2007, Xiping eut cette crise potentiellement catastrophique, sans que Xihan ne puisse rien faire pour la secourir. Suite à quoi il prit cette résolution inébranlable de divorcer pour la laisser refaire sa vie. Le dimanche suivant, quand Liu arriva avec son traditionnel sac de fruits « pour la convalescence », dès que sa femme fut hors de portée, il lui ouvrit son plan, à mi-voix.
« Pourquoi Xiping encore jeune et belle, se disait-il, devrait-elle restée emmurée dans le handicap de ma paraplégie ?». Et pourquoi son copain Zongkui devait-il rester à jamais sans compagne, ayant perdu toute confiance après la trahison de sa fiancée ? Et puis il y avait autre chose : durant les années passées à observer ces deux êtres qui se sacrifiaient pour lui, Xihan avait bien capté leurs petits regards discrets l’un vers l’autre, la tendresse qu’ils se refusaient par fidélité : mais alors, pourquoi un tel sacrifice ? Lui-même pouvait aisément répondre à leur bonté : que Zhongkui, dans la fleur de l’âge, endosse envers Xiping le rôle de mari, tout en assumant les responsabilités de couple, envers les enfants, et envers l’ex-mari paralytique ! Moyennant une convention, un geste collectif inédit, une seconde chance se profilait pour ces trois êtres, marqués d’une croix noire par le destin.
Le plan était audacieux. Il s’en ouvrit à son copain qui comprit vite, et accepta. Convaincre Xiping fut une autre paire de manche. Elle fut d’abord choquée à l’idée d’un vaudeville graveleux, de quolibets des voisins, du qu’en dira-ton. Mais la patience de Xihan, le soutien discret de Zongkui et le sentiment absolu d’absence d’alternative, finirent par venir à bout de ses préventions.
En 2009, au bout de sept années de grabat, Xihan entreprit de sortir de la maison pour la 1ère fois – en fauteuil roulant. Dans un mini van loué pour l’occasion, avec sa femme, Zongkui le marin et les enfants, tous parés de leurs plus beaux atours, ils s’en allèrent à l’Etat civil de Shiquan, au bureau des divorces. Là, les fonctionnaires médusés hésitèrent longuement face à leur requête insolite, tinrent entre eux un long conciliabule. D’abord partagés entre amusement et indignation, ils furent pris au jeu de l’émotion contagieuse, face à cette situation complexe de générosité réciproque. Ils octroyèrent donc le divorce. Puis le petit groupe passa au bureau d’à côté pour dresser le nouveau contrat de mariage entre Xiping et Zongkui, assorti d’un engagement écrit des conjoints de ne jamais abandonner l’ex-mari ! Enfin tous repartirent comme ils étaient venus, pour se retrouver avec une poignée d’amis et l’officier d’Etat civil, autour d’un petit banquet préparé pour la circonstance.
Depuis lors, la famille recomposée a renoué avec le bonheur du temps d’avant l’accident de la mine. Xiping garde la haute main sur le potager, la basse-cour et les soins de l’ex-mari. Placé (par l’entremise de la mairie) dans un poste correct, Zongkui rapporte les deniers du ménage. À 20 ans, Tuxin l’ainée, diplôme en poche, travaille et vit en ville. À 15 ans, Tuhao marche bien au collège – des espoirs d’université sont permis, et Miaomiao le petit dernier, à 5 ans, fils de Zongkui et de Xiping – est le chouchou.
L’esprit de la demeure, est une joie teintée d’espièglerie, et d’un sentiment confus que rien désormais ne peut plus leur arriver. Par un tour de passe-passe de leur invention, ils ont – ils le savent – fait la nique au destin. En chinois, cela s’appelle « s’arracher d’un seul coup à l’insignifiance » (名扬天下, míng mǎn tiān xià) !
2 Commentaires
anneribstein
18 février 2017 à 19:39Avec un tel récit, fiction et réalité se rejoignent. Cela pourrait être une trame romanesque, un scénario de film plutôt improbables ; on s’étonnerait alors devant l’évidente générosité guidant les comportements des protagonistes, si attentifs les uns aux autres. Cela pourrait être un conte, avec une happy end. Et cela est bien agréable à lire. Merci Eric d’élargir ainsi notre connaissance des êtres humains.
severy
24 février 2017 à 12:15Un crocodile de mes amis m’a gentiment prêté son sac pour que j’y enfouisse mes larmes. Comme le disait si succintement Monsieur O, quelle belle histoire!