Chose rare dans les relations euro-chinoises : à Pékin (1er novembre), la rencontre entre les ministres du commerce allemand Sigmar Gabriel et chinois Gao Hucheng se déroula dans une ambiance si électrique que la traditionnelle conférence de presse conjointe fut annulée… Gabriel venait de dénoncer un plan automobile électrique chinois, trop protectionniste à ses yeux. De plus, quelques jours auparavant, son gouvernement était revenu sur le feu vert qu’il avait octroyé quelques jours avant au rachat des semi-conducteurs Aixtron par le fonds chinois Fujian Grand Chip Investment. Autant de litiges qui font qu’entre ces partenaires, le courant ne passe plus !
Concernant Aixtron, Washington avait prévenu Berlin contre les risques liés à la vente d’un tel outil stratégique, aux potentialités militaires de premier plan. J. Lewis, du Centre d’études stratégiques et international rappelait que ces puces sophistiquées d’Aixtron pouvaient équiper « des ogives nucléaires, des missiles, des chasseurs bombardiers ».
Pékin s’est insurgé contre la reculade de Berlin, au point de tenter de prendre l’opinion allemande à partie, via une lettre de son ambassadeur Shi Mingde au quotidien d’affaires FAZ, vitupérant contre la « montée de tendances protectionnistes » en Allemagne, injustifiée selon lui : l’investissement chinois n’occupe encore que 0,3% de l’économie allemande.
Dans la foulée, la Chine accusait la Commission européenne, par le biais de China Daily d’avoir « oublié sa mission ». L’article reprochait aux Européens d’avoir cassé depuis 2015 pour 40 milliards d’euros de rachats à travers l’Union, sous prétexte de protection d’intérêts stratégiques.
Quand l’ambassadeur de l’UE à Pékin, D. Schweisgut prétendit faire jouer son droit de réponse et soumit sa lettre au China Daily pour publication, les censeurs exigèrent tant de rectifications dénaturant son message, que la délégation européenne n’eut d’autre option que celle de renoncer, pour ne publier l’article que sur son site internet et via la presse occidentale.
A ce climat déjà électrique, S. Gabriel mit de l’huile sur le feu en réclamant hautement, face à son interlocuteur à Pékin, la libération de dizaines d’avocats emprisonnés depuis un an pour « subversion », et en recevant à son ambassade 9 activistes, dont Zeng Jinyan, l’épouse du lauréat du prix Sakharov Hu Jia, toujours emprisonné.
Entre Bruxelles et Pékin il y a donc clash — dont même Jean-Marc Ayrault, ministre français des Affaires étrangères à Pékin (30-31 octobre), ne peut que prendre acte à demi-mot, évoquant à propos des investissements croisés entre Europe et Chine, « une (absence de) réciprocité qu’il faut arriver à obtenir ».
Dès juin, redoutant une fuite de technologie, Berlin avait tenté d’éviter le rachat des robots Kuka par le groupe Midea. Et après le feu rouge à Aixtron, il en a imposé un second sur la tentative de reprise d’une filiale d’ampoules (classiques et LED) d’Osram, n°2 mondial par le chinois San’an.
C’est que depuis janvier, 11 milliards d’€ chinois ont atterri en Allemagne, record battu—le chiffre en 2014 était de 2,6 milliards d’€, empochant des bijoux industriels d’Outre-Rhin, risquant de réduire sérieusement l’écart technologique entre les deux pays.
Sur le fond, la question qui inquiète les Européens est double : quelle est l’identité réelle des acheteurs de ces centres uniques de production technologique, et dans quel but ? La structure propriétaire et décisionnelle de la Chine est floue, et les membranes sont poreuses entre privé et public, Parti et armée. D’où risque de transfert technologique, vers l’APL.
Fait significatif, l’Europe n’est pas seule à prendre conscience du problème : les patrons chinois le font aussi, et expriment depuis peu le désir d’une séparation plus nette en Chine, entre pouvoir politique et sphère des affaires. Ils ressentent le besoin d’inspirer confiance à leurs partenaires étrangers, condition sine qua non pour fonctionner avec eux sur le long terme.
Quant à l’Europe, elle apparaît toujours plus manquer de vision stratégique, de plan d’ensemble face aux investissements étrangers sur son sol. Elle tend à ignorer toute considération dépassant la simple logique commerciale. Il lui manque par exemple cette agence du gouvernement américain qui étudie et valide les acquisitions étrangères sur son sol sous l’angle sécuritaire.
Quant à la Chine, peut-être arrive-t-elle au bout de ce qu’elle peut faire en terme de rachats à l’étranger : elle aura toujours plus de mal à s’approprier les pôles technologiques (aéronautiques, nucléaires, électroniques) qui lui manquent et qu’elle ambitionne, sous son actuel cadre protectionniste inégalitaire. Au-delà du flou de son économie semi-publique, elle se voit reprocher trop d’autres comportements inéquitables : son dumping (en acier et autres produits bruts ou transformés), la fermeture de ses marchés publics, son protectionnisme économique latent. De plus, la conjoncture actuelle est également un facteur d’exacerbation des conflits.
Si la Chine s’irrite, c’est du fait de l’enjeu : la levée de boucliers allemands fait obstacle à son plan d’exporter 1800 milliards d’€ d’ici 2020 (avec hausse de 10% par an), et de reprise du groupe suisse Syngenta – Bruxelles pourrait l’interdire.
L’avenir commercial euro-chinois serait mieux assuré par un traité de libre-échange et de protection des investissements, devant garantir réciprocité et équité : moins de « free trade », plus de « fair trade ». Les deux blocs y travaillent depuis 10 ans, mais sans progrès significatif, faute de transparence de l’Etat chinois et de son économie, qui ne pourra advenir sans des réformes de gouvernance toujours promises, et toujours remises aux calendes grecques.
1 Commentaire
severy
24 novembre 2016 à 13:37Magnifique article. Justesse d’analyse. Bravo!