Le 21 septembre à Shanghai, les étoiles fiévreusement attendues n’étaient pas celles de l’étendard national, mais celles que décernait le Guide Michelin, pour la première fois dans l’histoire du pays. Avant de s’attaquer à la Chine continentale, Bibendum avait déjà fait escale dans 4 autres métropoles asiatiques, telles Tokyo (2007), Hong Kong et Macao (2008), et Singapour (2016).
C’est à présent au tour de la « Paris de l’Orient » de se voir enfin reconnaître l’art culinaire qui était le sien, 70 ans en arrière.
Avant 1949, sous l’influence des étrangers et de leurs concessions, Shanghai avait été la 5ème métropole mondiale, celle où soufflait la mode, le luxe, et la bonne chère. Pour Michael Ellis, le patron du Guide Michelin (米其林指南), la métropole du Yangtzé est enthousiasmante, pour avoir « été durant des décennies un carrefour économique et culturel mondial, créant une riche histoire, laquelle laisse sa trace aujourd’hui dans sa gastronomie ».
Afin de préparer la sortie du guide, Michelin avait lancé dès mai ses comptes officiels sur les réseaux sociaux, Weibo (150.000 abonnés à ce jour) et WeChat.
Bien plus tôt, un an en arrière, l’équipe éditoriale avait recruté et formé ses inspecteurs locaux pendant six mois, avant de les lancer en visites anonymes à travers des centaines d’établissements, et répétées chaque fois par un agent différent.
Le résultat, le 21 septembre, a été un palmarès de 35 étoiles, de une à trois (le score maximal), attribuées à 26 établissements, dont sept de gastronomies étrangères et 19 dédiés à la chinoise. A ceci s’ajoutent 26 BIB Gourmand (inspiré du célèbre « bibendum »), récompensant des repas d’excellente qualité à moins de 200 yuans par couvert.
La palme du « trois étoiles » n’est revenue qu’à une seule adresse, le Tang Court, minuscule espace de 6 tables. Les « Michelin » suivaient déjà sa trace depuis Hong Kong, où sa maison-sœur était installée depuis des années. Les goûteurs ont apprécié la déclinaison très personnelle du bœuf Wagyu par le chef Justin Tan (cf photo), et son holothurie sautée « biologique ».
Parmi les sept « deux étoiles » figure le Otto è mezzo Bombana (clin d’œil au film fétiche de Fellini), d’une chaîne italienne en Asie. Lui aussi a été à l’évidence repéré depuis Hong Kong, où la maison-mère avait déjà remporté la distinction suprême des « trois étoiles ».
L’Ultraviolet, du Français Paul Pairet, sommité shanghaienne, a gagné ses deux étoiles, tant par l’originalité du cadre (jets lumineux, musiques, fragrances) que le menu unique à 3000¥ par personne. Tout comme Joël Robuchon, qui s’est déplacé pour recevoir ce prix pour son restaurant ouvert cette année. Robuchon est d’ailleurs aujourd’hui la toque Michelin la plus décorée au monde.
Plus surprenant, le Canton 8 est aussi couronné d’un « deux étoiles ». Cet espace méridional, spécialisé dans le dim-sum (ravioli translucide en pâte de riz) et le porridge à la langouste, a des chances d’essaimer à travers l’Asie, comme l’ont déjà fait, une fois étoilés Michelin, le Tim Ho Wan de Hong Kong et le Din Tai Fung de Taiwan. Presque en larmes à la remise du prix, le chef Jian Jieming avouait n’avoir jamais pensé mériter cette distinction, « même en rêve », et concluait, philosophe : « l’essentiel, est que le client soit content. C’est lui le patron, et qu’il soit riche ou non, importe peu. Ce qu’on a primé chez moi, c’est une cuisine de bonne qualité, et bon marché ». Et de fait, à 48 yuans le repas de deux plats, son Canton 8 est le « deux étoiles » Michelin le moins cher au monde.
Avec seulement 35 étoiles, ce premier palmarès pour Shanghai est modeste – c’est près de dix fois moins que celui de Tokyo. Mais c’était voulu, pour éviter trop de fanfare, et peut-être les retours de flamme d’un public que l’équipe Michelin ne connaît pas encore bien. Elle a raison de se montrer prudente : sur les réseaux sociaux, détonnant avec les milliers d’internautes qui jubilent, une minorité cocardière conteste à ce juré « d’Occidentaux » le droit de détecter les talents chinois. « Notre cuisine chinoise est un univers de famille, objecte Fuchsia Dunlop, la papesse britannique de la gastronomie chinoise, avec toujours un grand nombre de plats sur la table et que tous partagent, c’est ça le repas des Chinois : un étranger ne peut pas vraiment comprendre ».
Ce à quoi Claire Dorland-Clauzel, autre membre du comité Michelin répond que « nous sommes là pour célébrer la bonne cuisine partout sur Terre, et pas seulement française ». Enfin, le petit Guide rouge veut accélérer sa découverte des trésors culinaires cachés à travers le Céleste Empire. Mais, admet Dorland-Clauzel, l’effort « coûte très cher, nous perdons de l’argent sur chaque guide, et nous nous orientons vers un nouveau financement »—le sponsoring.
En attendant, hors de Shanghai, bien d’autres chefs et soupirent avec envie, rêvant de la venue des Michelin dans leur ville, à leur table. Vu son prestige et les retombées qu’il peut avoir, le guide Michelin peut faire tourner les têtes… À Pékin, nombre de belles tables se préparent déjà à son arrivée, notoirement prévue pour l’an prochain. Telle la vénérable et alsacienne Brasserie Flo qui, nous dit-on, vient de troquer son nom pour celui de Maison Flo – un titre supposément plus éligible, que celui d’une simple cuisine à choucroute et à bière…
Sommaire N° 30-31