Le 16 mai marqua le 50ème anniversaire de la Révolution Culturelle « Wénhuà Dàgémìng » (文化大革命), initiée par Mao Zedong. Ce mouvement violent déchira la Chine de 1966 à 1976.
A l’automne de sa vie, Mao réglait ses comptes. En 1961, il avait été écarté par le Bureau Politique qui tentait de réparer les ravages de ses folies passées, de la « Campagne des 100 fleurs » (1957) au « Bond en avant » (et sa famine qui causa 30 à 80 millions de morts, 1958-1961). Mais ses pairs avaient commis l’erreur de ne pas le juger et le destituer formellement !
En 1966 survint par hasard l’occasion pour Mao de reprendre la main. À la session du Gaokao (bac), un cancre remettait copie blanche, et se justifiait par le « révisionnisme » du sujet. Mao en avait immédiatement profité pour appeler la jeunesse à se dresser contre le Parti – à « retourner le canon contre le quartier général », et l’enrôla en brigades de Gardes Rouges.
Le résultat fut dramatique. Par millions, les jeunes s’en prirent à l’ordre socialiste, fruit de 17 ans de travail de la révolution. Parents, maîtres et cadres furent paradés, coiffés de bonnets d’âne, frappés, astreints à des tâches humiliantes et épuisantes. Au total, 32 millions d’êtres furent torturés, dont 1,7 million furent exécutés, se suicidèrent ou moururent d’épuisement… Des milliards de livres furent brûlés en autodafé, rejoints par les violons, statues et peintures… Les musiciens virent leurs mains brisées. Écoles et universités fermèrent 10 ans, comme nombre d’usines, sauf celles militaires—les seules ayant encore les ingénieurs, l’énergie pour fonctionner. Temples et palais furent profanés et brûlés (6000 au Tibet), les plus chanceux étant convertis en hangars. On doit à Zhou Enlai, le sauvetage de la Cité Interdite, en y stationnant l’armée. 18 millions de « jeunes éduqués » partirent dans les campagnes.
Après 1969, la Chine dans le coma attendit la délivrance, laquelle vint en 1976, année du Dragon, après les décès de Kang Sheng (le détesté chef des services secrets), de Zhou Enlai, (respecté, mais compromis par ses atermoiements pragmatiques), et enfin de Mao. C’était la chute de la Bande des Quatre, le retour à la loi.
Ayant perdu 10 ans de croissance, la Chine avait vu sa part d’économie mondiale passer de 2% en 1966 à 1% en 1976. Le Parti sortait démembré et déconsidéré. Sa chance alors, fut le génie de Deng Xiaoping – son instinct pragmatique à lâcher du lest, à rétablir une semi-liberté productive dans les villages, à encourager l’enrichissement individuel et toutes sortes d’« expériences » pour relancer le pays. Mais la vraie raison à la survie du Parti fut l’absence d’alternative.
Après la mort de Mao, se posa la question de son évaluation. Le Timonier demeurait détesté, même du leadership, mais il en incarnait l’histoire, la légitimité. À briser sa statue, l’appareil risquait sa propre implosion. Aussi Deng, quoiqu’ayant été purgé 4 fois par Mao, lui décréta généreusement « 70% de bon, 30% de mauvais ». En 1981, le Bureau Politique le déclara « leader grand, remarquable », mais aussi responsable de la Révolution Culturelle, « catastrophe initiée et menée par lui ». Ce verdict perdura 35 ans.
En 2016, sous l’ère de Xi Jinping, Mao suscite toujours le même embarras et la même contradiction qu’en 1981—comme si rien n’avait changé. Xi ou ses thuriféraires ont repris de lui la technique du culte du leader, des campagnes de persécution tous azimuts, d’une gouvernance ultra-autoritaire. Mais en parfaite contradiction, le 16 mai, Xi qualifiait la Révolution Culturelle « d’erreur totale, tant théorique que pratique ». Le 17 mai, le Quotidien du Peuple prononcait la plus forte répudiation historique officielle : la Révolution Culturelle fut « lancée à tort par le pouvoir, puis récupérée par les clans contre-révolutionnaires, causant un désastre pour le Parti, le pays et le peuple ».
Qu’en pense la rue ? Rien, chez les citoyens de moins de 40 ans, faute d’en savoir—ou de vouloir savoir—quoique ce soit. Par contre dans les universités, les étudiants multiplient les exposés sur l’époque, les discussions de groupe, sur un argumentaire proche de celui du régime—lequel tolère ces critiques, rompant avec sa tradition de toujours éviter de braquer le projecteur sur ses échecs passés. Pourquoi cette surprenante tolérance ?
Une raison tient peut-être à cet autre drame, plus récent et encore plus interdit, le massacre de la Place Tian An Men en 1989. Or plus on a de secrets, et moins on peut les garder : à tout prendre, mieux vaut laisser une bouffée d’air libre se poser sur la Révolution Culturelle, vieille d’un demi-siècle, dont la plupart des acteurs ont rejoint leurs ancêtres…
Dernière question : quel est l’héritage de la Révolution Culturelle sur la Chine de 2016 ? Alors que les idées de l’époque n’ont pas survécu, elle a profondément influencé la « manière d’être », les attitudes citoyennes d’aujourd’hui, car il n’y a pas eu de démaoïsation, ni de débat public pour exorciser le passé.
Les stigmates demeurent, d’une époque où la seule valeur était la Révolution, et où le seul moyen de survie était d’hurler avec les loups. Il en résulte l’actuelle incivilité, omniprésente à tous niveaux dans la vie publique – du manque d’éthique dans les affaires, à l’incapacité de céder le passage sur la route… Cette attitude du citoyen présuppose qu’il ne peut compter que sur lui-même pour obtenir une place, dans un monde où il en manquera toujours.
Au positif par contre, la Révolution Culturelle a pratiqué, dans le jardin social, la « culture sur brûlis » d’une masse immense de règles de vie sclérosées. Elle a laissé l’être veuf de son passé, mais l’a aussi vivifié et enrichi d’une soif de vie. Elle est le secret de cette vitalité du Chinois, et du rebond de cette société, admirée de la terre entière.
Sommaire N° 19 (2016)