Petit Peuple : Rizhao – Zhang Deyang, artiste de la vie (1ère Partie)

À Rizhao (Shandong), Zhang Deyang est une « branche morte » (gan gun, 赶滚), sans femme ni descendance, réduit au célibat par la pauvreté ainsi qu’une autre disgrâce de la nature : il est nain, ne dépassant le mètre vingt que par le port de semelles  compensées. Pour survivre, il tient une minuscule échoppe de produits de première nécessité, lessives, shampoings et boîtes de conserves. Dans son dos, les ados rient de lui, avec la cruauté de la jeunesse insouciante et bien portante.

Toute sa vie, Zhang a cru à la justice divine : les personnes de petite taille comme toutes les autres, devaient pouvoir trouver leur place sous le ciel, en la méritant par une conduite vertueuse. À tout âge, il a eu plaisir à assister ses voisins dans le besoin, porter la soupe à la voisine grabataire, être toujours premier présent aux actions de nettoyage des rues ou de reforestation des collines dénudées.

Dans la première moitié de sa vie, il s’éveillait la nuit, le cœur battant la chamade, au souvenir brûlant d’un  songe propitiatoire : en grande tenue, le président du comité de quartier venait lui notifier son inscription à la liste de l’ordre du mérite socialiste. Ou encore, une de ses clientes, d’une beauté à couper le souffle mais qui n’avait jamais eu pour lui un regard, venait en son absence faire son ménage, disposait des fleurs dans un vase, bouquet nuptial… Quand il ouvrait la porte sur son intérieur transfiguré, elle lui tendait ses bras, ses lèvres, pour lui dire : « seule la beauté morale compte, et moi, je t’ai reconnu ».

A présent âgé—à 66 printemps, ce type de chimères le hantaient encore, quoiqu’elles ne se soient jamais matérialisées. Au comptoir de sa boutique, il poursuivait ses rêvasseries, incorrigible idiot. Il s’imaginait coopté membre du Parti, édile à l’assemblée provinciale, même député à Pékin, défendant ses audacieuses propositions aux « deux Assemblées » …

Zhang Deyang, on l’aura compris, était un doux naïf. Mais on aurait bien eu tort de le prendre pour un imbécile. Au fond de son cœur, il se doutait bien que son sort serait de mourir seul…

Son grand souci allait à sa mère, encore de ce monde. Le voyant végéter, elle aussi perdait tout espoir de voir la famille s’élever sur l’échelle sociale, et même de la voir survivre : avec Deyang s’éteindrait son nom et sa lignée. C’était selon Mencius « la pire des trois manières d’insulter ses parents » (不孝有三,无后为大, bùxiào yǒusān, wúhòu wéidà ) !

Heureusement pour lui, notre petit homme avait une qualité précieuse, qui lui permettait de surmonter toutes ces misères : son goût invétéré des blagues et plaisanteries à tout bout de champ, sous n’importe quel prétexte. Son penchant immodéré pour la gouaille attirait autour de lui un large cercle de clients et d’amis. Voyant par la porte entr’ouverte un roquet en train d’aboyer dans la rue, Zhang ne pouvait s’empêcher de galéjer : à l’Académie des sciences, les savants venaient de publier un dictionnaire en langues Chine-chien. Et savez-vous ce que ce bâtard était en train de dire, avec ses « wouah ! wouah ! wouah ! » ? La réponse était : « ohé, ohé, ohé » !

Avec ce genre de gags simples, il parvenait à faire oublier aux autres sa petite taille. Et en revanche, son succès d’orateur lui permettait de ne plus voir l’intolérance, l’absence de compassion de ses contemporains, contraire à toutes les valeurs de la sagesse chinoise ancestrale.

Une fois rendu à sa solitude, le soir, Zhang s’interrogeait sur les causes de ce dessèchement des cœurs. Il était parvenu à cette conclusion paradoxale : la source du déclin provenait du progrès social.

En 25 ans, Rizhao, sa ville natale avait muté. Le port de pêche puant et misérable s’était métamorphosé en un colosse d’acier, de verre et de béton qui avait dévoré les masures et les cœurs. Le monstre rugissait jour et nuit, ne s’endormait jamais avec ses norias de camions, dans leur trafic pendulaire entre le terminal d’hydrocarbures et le port à pondéreux, avec ses montagnes de minerai de fer et de charbon importé. Le long des quais en eaux profondes, remuant leurs élytres aux pieds de cargos géants, les grues et ponts roulants empilaient leurs colonnes de conteneurs. L’air était toujours plus fétide, et les dockers montés de Tianjin ou de Pékin, toujours plus prospères, stressés et égoïstes. L’aciérie sur l’eau recrachait à toutes heure ses fumées noires et grasses. La nature se mourait, plus personne ne dormait, ni ne regardait personne, passant tout  son temps à travailler et à compter ses gains. Voilà pourquoi Zhang Deyang restait seul, à vendre ses savons et à inventer ses blagues pour donner le change.

Par étrange coïncidence, notre échoppier était né quelques semaines avant la Chine Nouvelle. C’était elle qui avait forgé ces valeurs délétères. Et c’est pourquoi Zhang, en tant que son « frère aîné », rejetait cet ordre sans bonté, et rêvait de le remettre sur des rails confucéens, voire même taoïstes. À force de ressasser depuis des années ce genre de considérations, il s’était mis à préparer le plus truculent, le plus dérangeant et outrecuidant canular de sa vie. Avec un peu de chance, se disait Zhang, sa dernière blague l’aiderait à éveiller ses voisins, à les arracher au faux Dieu de l’argent, pour les remettre sur la Voie !

Quelle serait cette blague que le petit boutiquier s’apprêtait à jouer à son petit monde ? Il faudra attendre la semaine prochaine pour la connaître. Sept jours, c’est long – mais toujours moins long que toute la vie que Zhang Deyang avait dû attendre pour la faire !

 

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
1.25/5
8 de Votes
1 Commentaire
Ecrire un commentaire