Portrait : Tu Youyou, (encore) un Nobel qui dérange

Tu Youyou, (encore) un Nobel qui dérange

Le 5 octobre à Stockholm, Mme Tu Youyou, 84 ans, partagea avec deux autres lauréats (étrangers) le prix Nobel de médecine, qui récompensait sa découverte de l’artémisine, traitement antipaludéen. 

Née en 1930 à Ningbo (Zhejiang), Tu avait étudié la pharmacopée traditionnelle chinoise (TCM) à l’université de Pékin auprès du professeur Lou Zhicen, référence mondiale de cette discipline (cf photo d’époque). 

En 1967, elle fut appelée à participer au « Plan 523 » de recherche, militaire et top secret, pour trouver un traitement contre la malaria. Ce fut un des seuls projets épargnés par Mao (avec celui des « deux bombes atomiques et un satellite ») durant la Révolution Culturelle – tous les autres ayant été enterrés, qualifiés de « bourgeois ». Mao faisait cette exception pour cause idéologique : le paludisme dévastait la Chine du Sud, mais aussi le Vietnam en guerre contre les Etats-Unis, et Mao répondait ainsi à l’appel de Hô Chi Minh. Aussi le régime mit « le paquet » : avec Tu Youyou, travaillaient 500 chercheurs de 50 instituts. 

En 1969, reprenant les rênes d’un Plan 523 en échec, Tu partit six mois pour Hainan, l’île tropicale touchée par ce fléau. Elle y vit mourir grand nombre d’enfants, faute de remède. Vu le risque, elle avait dû laisser sa fillette en pensionnat, son mari étant envoyé en rééducation à la campagne. En 1970, elle fit le tour des praticiens en Chine du Sud confrontés au virus. Ceci lui donna l’idée de faire lire par son équipe toute la littérature médicale antique. Ce faisant, ses chercheurs passaient outre la campagne de l’époque contre les « quatre vieilleries » (破四旧 po si jiu) – tout héritage culturel. De la sorte, l’équipe repéra 2000 remèdes dont quelques centaines furent testés. 

Parmi tous, l’infusion d’armoise du docteur Ge Hong retint l’attention. Ecrit au IVème siècle dans les « Prescriptions d’urgence à avoir sous le coude », l’infusion servait toujours dans les campagnes, avec un taux de guérison de 60 à 80%. À son laboratoire, sur des souris, Tu obtint un succès comparable. Mais selon les préparations, le remède s’avérait instable. Tu devina alors que le principe actif pouvait être altéré par la décoction à 100°C.
Elle essaya une ébullition à l’éther, à 35°C. Et là, le taux de guérison passa à 95%, chez la souris, puis chez les médecins qui s’étaient eux-mêmes inoculé le virus. Le remède était découvert, dûment enregistré en 1978. Tu reçut un « 2 ème prix national » de 5000¥, tandis que la propriété du brevet était partagée entre six équipes participantes. 

Mais la gloire fut éphémère : Tu et son équipe retombèrent dans l’anonymat. Durant les décennies suivantes, l’Occident adopta l’artémisine – quinine et chloroquine étant affaiblies face à des souches résistantes de malaria. En 2011 enfin, Tu recevait le prix américain Lasker-DeBakey (250.000$), tremplin vers le Nobel.

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Cette distinction braque le projecteur sur la TCM, toujours dans l’ombre face à la médecine de l’Ouest. Hors de Chine, la filière pourrait faire l’objet de plus de recherche, en médecine préventive notamment. En Chine, recevoir plus de budget : les 44.000 centres de soins TCM, 4% du parc médical, tout en dispensant 15% des soins, ne reçoivent que 2,4% des crédits.
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L’annonce du prix déclencha en Chine un concert de louanges, dont celles du 1er Ministre Li Keqiang.
Mais des critiques s’élevèrent, contestant à Tu la paternité de l’artémisine pour l’attribuer « à l’équipe ». En effet, le professeur Li Guoqiao entre autres, depuis Canton, avait en 1974 amélioré le remède en l’extrayant d’une espèce voisine d’armoise, celle « annuelle ». Un fait que Tu ne conteste nullement.
Ces critiques formulaient un rejet inavoué par l’Establishment scientifique d’une femme ex-médecin aux pieds nus et « san wu » (三无) : sans doctorat, ni formation à l’étranger, et surtout sans siège à l’Académie des Sciences. Et pour cause : régulièrement nominée à l’Académie, Tu en avait toujours été rejetée. 

A l’étranger, une autre polémique surgit – contre la tour d’ivoire scientifique chinoise qui maintient dans l’ombre une chercheuse dont la découverte sauve aujourd’hui 200.000 patients par an (50% en Afrique). Questionnement d’autant plus dérangeant que cette institution de gloire scientifique compte pour membres des gens de moindre mérite, tels magnats d’affaires ou fils d’ex-Président de la République.

Ici, se remarque l’inconfort évident du régime chinois lors de tout octroi de Prix Nobel à un(e) Chinois(e). L’écrivain Gao Xingjian (Nobel de littérature en 2000) est en exil en France. Le pamphlétaire Liu Xiaobo (Nobel de la paix en 2010) est en prison pour dissidence. Même l’écrivain Mo Yan (primé en 2012) se voit prié de se mettre en sourdine…
Le jury Nobel dérange à double titre : étant étranger, et donc incontrôlable, il souffle à l’opinion chinoise des valeurs autres que celles du gouvernement. C’est à la fois le prix inévitable de l’ouverture à l’international, et l’expression du fossé séparant la Chine du reste du monde.

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