Qiao Shi, un ex n°3 du régime, s’est éteint le 14 juin à Pékin à 91 ans. C’est un des très rares grands de ce monde socialiste à avoir osé dynamiter sa statue en exprimant un avis contraire à la majorité.
Né en 1924 à Shanghai d’une famille ouvrière, il aurait pu incarner un de ces jeunes héros anti-KMT de « la Condition humaine » de Malraux. Empêché de finir ses études de lettres par la guerre sino-japonaise, il entre au Parti à 16 ans, et fait de la résistance—il franchit les lignes ennemies avec des messages cachés sur lui. Après la révolution de 1949, il fait ses classes de futur leader, membre de la Ligue de la Jeunesse, ouvrier métallo, puis torturé et envoyé en commune populaire sous la Révolution culturelle: sa femme était nièce de Chiang Kaichek, et il avait donc été accusé de trahison. Sous Deng Xiaoping dans les années ’80, il s’envole, monte les échelons, comme apparatchik occulte, dans la police du Parti. En 1989 lors du Printemps de Pékin, libéral mais prudent, il s’abstient dans le vote crucial pour ou contre la répression, ce qui assure sa survie politique, et lui vaut une réputation de crypto-libéral. Jusqu’en 1998, il est à son apogée, Président du Parlement, candidat au poste suprême. Mais il a face à lui la majorité conservatrice qui se méfie de lui, et surtout Jiang Zemin, nommé en 1989 « à titre transitoire » mais redoutable manœuvrier qui parvient à se maintenir au sommet en 1993. En 1998, Jiang impose une règle forçant les anciens leaders à se retirer du Comité Permanent… sauf lui-même.
C’en est donc fini pour Qiaoshi –mais alors, intervient l’événement incroyable de sa vie : rompant avec des décennies de silence (une condition de survie dans le système), il choisit de se dévoiler. En voyage en France comme Président de l’ANP, il accorde une longue interview au Figaro, où il expose son idéal d’une Chine sous séparation des pouvoirs, Etat de droit, et pouvoirs accrus pour son Parlement, sur les organes du Parti.
Une telle vision iconoclaste, révélée en Europe sans autorisation, était inacceptable, et Qiao Shi le savait bien. Aussi avec cette interview, il se « grillait » : il se mettait en réserve de la République pour créer de toute pièce son image d’outre-tombe de démocrate. Il exprimait même un discret regret d’avoir sacrifié parfois des valeurs universelles à la discipline de Parti. Ainsi, il faisait son chant du cygne, en forme de suicide rituel. Exactement comme Zhao Ziyang l’avait fait 9 ans plus tôt, en appelant les étudiants à protester contre le vote du Bureau Politique…
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