Ex-employée d’une librairie d’Etat à Chengdu (Sichuan), Dai Dali partit à la retraite en 2008, à 58 ans, s’étant ruinée la santé au travail. Pour se reconstruire, elle s’essaya à toutes formes de gymnastiques et de danses—en vain.
Pourtant depuis des années, Dai Dali avait en main l’outil de sa renaissance – sans le savoir. Elle connaissait en effet la Pole Dance, ce sport canaille, si mauvais genre, d’une moralité au mieux douteuse, chargée de sirupeuse sensualité. C’était le gagne-pain de nombreuses fleurs de province qui montaient à la ville, dans l’espoir d’échapper au clan, au village, aux préjugés et mariages forcés, ou qui, après quelques temps en usine à des jobs usants, répétitifs et dangereux, refluaient vers ce monde de la nuit qui était plus facile et mieux payé. Ces demoiselles commençaient alors par la Pole Dance à prétention artistique, sans se rendre compte que c’était un premier pas fatidique, sur la pente de la perte de l’estime de soi et de la prostitution.
Mais Dai avait passé l’âge de se soucier de l’opinion des autres. Elle avait fait le tour de tous les sports bien pensants, dans la moitié des parcs de Chengdu, sa ville.
Ce qui la fit basculer dans cette aventure, fut l’opinion d’une vieille connaissance, compagne d’exercices : la Pole dance était infaillible pour renforcer poignets et chevilles, genoux et coudes, avant-bras et cuisses.
Elle alla sur internet : à sa surprise, elle trouva d’innombrables sites. Elle visionna des heures entières des démonstrations aux barres verticales, où se produisaient tantôt des jeunes athlètes en concours, tantôt des cocottes thaïes. Des sites américains offraient des initiations sous-titrées en chinois, détaillant les figures des plus simples aux plus élaborées.
Sur Taobao, le site marchand, Dai commanda sa barre verticale, qu’elle fit installer dans sa chambrette à côté de son lit (cf photo). Elle commença ainsi les étirements, grands écarts, torsions arrière, et autres positions auxquelles ses années d’entraînement multisports l’avaient préparée. Au bout de trois mois, elle était prête.
Dai se rendit alors en ville à un gymnase identifié quelques mois plus tôt, qui offrait des stages de Pole Dance. Elle s’en souviendrait pour le restant de ses jours : sa première prestation sur la barre verticale se tint sous le regard incrédule de l’instructrice et les sourires en biais des plus jeunes se préparant au futur métier. Invoquant son âge avancé et l’absence de tenue vestimentaire idoine, la prof avait tenté de l’éconduire. Mais Dai lui avait cloué le bec, tirant de son sac d’un geste sec ses cuissardes à talons hauts (indispensables pour éviter de se brûler les mollets en glissant sur la barre), le short noir taille basse, le t-shirt moulant écarlate. À vrai dire, physiquement, toute en muscles et d’une fière posture, Dai ne faisait pas ses 65 ans. Aussi la prof l’avait-elle laissée lui montrer ce qu’elle savait faire.
Agrippant la barre métallique des bras et des jambes, Dai sentit le vertige de l’apesanteur, la joie de la giration, le plaisir de détacher son corps de l’axe vertical, de faire un grand écart vertical, de se recroqueviller en position fœtale la tête en bas, le tout à un mètre de hauteur. Loin de se moquer, les jeunettes applaudirent à tout rompre. Sur quoi subjuguée, la professeur l’accepta dans son cours.
Les étapes suivantes suivirent, toujours plus rapides. Des agents publicitaires vinrent réserver ses prestations, la faire tourner dans des clips en promotion de produits de santé. Des journalistes vinrent l’interviewer. Des concours de Pole dance se succédèrent.
En 2014, elle passa sur CCTV, la TV nationale. En janvier, au concours de Kuala Lumpur, elle défendait la Chine, face à 15 filles-lianes venues de toute la terre. Situation burlesque, gênante presque, Dai dépassait toutes les autres d’un demi-siècle en moyenne. Aussi le jury, ébahi, le public, n’en croyant pas ses yeux lui réservèrent une standing ovation, pour la qualité impeccable des figures et la pureté sans faute des enchainements.
En avril, elle éblouissait l’Asie entière par sa performance dans l’émission Asia’s Got Talent (retrouvez sa prestation ici). C’était pour la pole-danseuse une consécration, doublée d’une triple revanche. Face à ses patrons d’antan, qui n’avaient jamais vu autrefois en elle qu’une médiocre porteuse de bouquins, elle montrait qu’elle avait plus de talent et de volonté qu’eux tous réunis.
Face à la tradition qui veut isoler la femme à la maison ou à l’usine, Dai, partie de rien, s’imposait comme une artiste et une danseuse séduisante.
Enfin, sa troisième victoire, celle dont elle était la plus fière, était sur son âge, sur ces années qui érodaient ses forces et son corps. À Kuala Lumpur après la remise de son prix, elle confiait aux journalistes : « Je ne veux plus être qu’un ‘corps de courage’ (浑身是胆 húnshēn shì dǎn). Dès que je m’entraîne, l’âge ne peut plus rien : je danse pour ne pas vieillir, je danse pour ne pas mourir » !
Sommaire N° 16 (XX)