En 2011 à Qingdao (Shandong), Tang Guanhua, 23 ans, voyait sa carrière toute tracée, venant d’une famille de la haute société locale.
Concepteur de publicité, sa vie était facile, mais trop axée sur la société de consommation. Sa fiancée, Zhen Xing, n’avait non plus aucun souci d’argent : elle vendait aux riches propriétaires de villas les meilleurs systèmes d’alarme avec caméras reliées sur un réseau de gardiennage. Rien ne leur manquait, ni l’appartement de 300m², ni la BMW, ni les escapades deux fois l’an au bout du monde, ni les fêtes où avec les copains, ils rivalisaient d’esbroufe entre escarpins italiens ou montre suisse.
Mais élevés depuis l’enfance en ce milieu factice, ces jeunes gens avaient appris à le connaître et en étaient las. Ils se languissaient d’une existence où l’on travaillerait dur, se lancerait des défis, et les gagnerait. A cette préoccupation, s’ajoutait celle du gâchis urbain, les débauches de lumières des écrans géants aux carrefours, les camions débordants d’ordures roulant vers les derniers terrains d’épandage encore libres autour de la ville…
L’instant déclencheur de la révolte vint d’une exposition d’art moderne, visitée avec leur bande d’amis. Au milieu des créations d’avant-garde, une structure grandeur nature en carton pâte rose, mi tente-mi-caverne, attisa leur curiosité. À l’intérieur, quelques saynètes évoquaient une poignée d’êtres virils, résolus, survivants dans un désert hostile. Cette installation avait fait une vive impression sur Tang, qui s’y était attardé bien plus que Zhen et ses copains. L’heure d’après, au restaurant où ils dînaient, Zhen, stupéfaite, l’entendit déclamer à la cantonade sa décision : il se retirerait du monde pour « expérimenter différents modes de survie ».
À sa lubie utopique, tout le monde s’esclaffa. Tang voulait lâcher son job, se planquer au village, réinventer la vie. Pour autant, il prétendait emporter chauffage, téléphone, légumes bio et éclairage. La différence, c’est que tout serait « autonome » (à la Mao) et « sans gaspillage » (à l’écolo).
L’écoutant pérorer, Zhen Xing fut émue. Moins par le programme extravagant de son homme que par sa détermination : elle savait qu’il ne ferait pas marche arrière.
Depuis quelques temps déjà, elle partageait son rejet d’un univers imposé par leurs aînés. Aussi, sur le retour, dans la nuit, elle se blottit dans ses bras pour lui murmurer qu’il pourrait compter sur elle, dans cette aventure.
Quelques mois après, ils disparurent, laissant aux copains et aux familles leur adresse : un trou perdu à une heure de route, au sommet du mont Laoshan. Quiconque les appela ensuite, vit son portable sonner à vide.
À l’automne, six mois plus tard, les copains reçurent un long email, les invitant à venir leur rendre visite. Sur un terrain loué, Tang prétendait avoir recréé une résidence de rêve, équipé d’infrastructures rompant avec la tradition : « générateur électrique» (vélo-dynamo et solaire – cf photo), « purificateur d’eau », et même « lave-linge écolo ». Sans compter bien-sûr leur ferme bio « irriguée ».
Comme convenu, les amis se mirent en route le jour dit. Mais quand au bout du mauvais chemin plein de fondrières, apparut la propriété, une déception teintée d’angoisse s’empara d’eux. Il y avait d’abord cette planche de bois de récupération pendue à un arbre, portant l’inscription prétentieuse de « laboratoire d’autosubsistance ». Derrière, ils trouvèrent trois bicoques misérables, dont une en roseau et en petits carrés métalliques qu’ils identifièrent comme des vestiges de fer blanc de boîtes de conserves. Tang, fièrement, leur présenta ses inventions : le « générateur » consistait en un vieux vélo suspendu, une dynamo et une batterie de voiture pour l’éclairage LED de la chambre, l’eau « courante » venait d’un toit de tôle ondulée –mais comme il n’avait pas plu depuis leur arrivée, ils avaient dû se replier sur une source à 20 minutes à pied, qui ne donnait qu’un filet turbide, utilisable seulement pour l’« irrigation » (à l’arrosoir). Et dans le carré d’ habitation, malgré l’hiver qui mordait déjà, il n’y avait pas de chauffage.
Amaigri et bronzé, Tang les emmena derrière ses claies de fèves, au potager de 30m² en piètre état. Il cueillait à la main les pucerons nichés dans ses légumes : « tout est OK », affirma-t-il, d’un ton péremptoire.
Au dîner (raviolis au poulet, haricots verts et pastèque, servis par Zhen), les amis adjurèrent le couple de renoncer à leur folie et de retourner à la civilisation. « Vous n’y êtes pas du tout », répondirent-ils, mi-amusés, mi-indignés, « nous ne changerions pas notre vie pour un empire. Nous sommes en train de gagner notre pari, et recréer la vie saine détruite par nos parents, « l’homme laboure et la femme tisse » (男耕女织 - nán gēng nǚ zhī). Et pour enfoncer le clou, Tang et Zhen, bras dessus, bras dessous, leur firent cette invitation solennelle :
« Revenez dans deux ans, jour pour jour, et là, vous aurez la preuve que face à votre mode vie, c’est nous qui avons fait le bon choix ».
Perplexes, les copains s’en retournèrent sur Qingdao. Ils se voyaient en ‘rat des villes’, face à ce couple ‘rat des champs’, tandis que Tang et Zhen ne comprenaient pas le mépris que leur affichait leurs amis.
Notre petit couple d’écolos réussira-il à relever le défi ? Vous le saurez au prochain numéro !
Sommaire N° 23