Le 24 mars, à 17h47, échevelé, le visage gris de poussière, Miao Dongmei, arriva sur son tricycle à essence, à Sheyang, une localité du district de Yancheng (Jiangsu). Grillant allègrement deux feux sur l’avenue du Peuple, il freina en un crissement de pneus, gara son engin à côté du porche de béton gris de la « Banque Rurale municipale », parmi la masse agglutinée d’autres motos et vélos. Il courut quelques pas, puis s’arrêta, interdit : sur au moins 200m, des gens faisaient la queue pour entrer à la banque, tournant et retournant en méandres, comme aux guichets de gare au moment au Nouvel an chinois.
Miao grimaça, contrarié. C’était la tuile ! Avec la foule et la fermeture des bureaux dans quelques minutes, il n’avait aucune chance de récupérer son précieux argent – ni ce soir, ni sans doute jamais. Car les banqueroutes, c’est la nuit qu’elles ont lieu, quand les chats sont gris – tout le monde sait ça ! Sans conviction, le cœur battant la chamade, il se mit en bout de file. À peine installé, il fut stupéfait de voir 5 personnes, comme lui l’instant d’avant, venir se placer derrière en haletant, puis encore 10 autres, puis 3 autres, et ainsi de suite…
Reconnaissables à leurs accoutrements, certains de ces hommes et femmes venaient de la ville, d’autres des villages avoisinants. Par leurs mimiques et leurs tics incessants, tous donnaient les signes d’une même angoisse. Les paysans venaient avec des paniers d’osier, d’autres des cabas pliants… dans l’espoir de récupérer et transporter leurs lourdes liasses de billets roses à l’effigie de Mao, une fois recomptés et validés par les détecteurs à faux billets de l’établissement.
Dans la file en attendant, pour se donner du courage, on bavardait en dialecte local. Certains contaient comment à la « Rurale commerciale » de Huanghai, juste à côté, d’autres clients faisaient le même siège, dans le même état d’affolement. Pour la centième fois, une commère répétait le refrain de comment, en janvier, l’ Union des Coopératives de Crédit de Sheyang avait fait faillite, après avoir émis trop de « danbao », garanties de prêts. Certaines des branches de cette coopérative avaient promis des rendements énormes, et dû puiser dans le capital pour payer les intérêts. D’ autres s’adonnaient à la « tontine » de leurs ancêtres, mi-jeu, mi-finance : on se réunissait tous les samedis pour payer la cotisation, puis l’un d’eux, tiré au sort, touchait le jackpot. Tout le monde devait payer jusqu’à la fin du tour complet. Mais bien sûr, après 2 ou 3 semaines, un petit malin qui venait de toucher le gros lot, s’était enfui à la ville, faisant s’effondrer la pyramide. En janvier, la faillite générale avait été due à un télescopage de petites irrégularités : trop de coopératives étaient ruinées, et celles en bonne santé, obligées de dépanner les autres, ne faisaient plus le poids !
Dans la foule, chauve sous son chapeau de paille, un grand barbu poivre et sel, contait comment il avait sauvé de justesse ses 30.000 yuans placés aux coopératives : son beau-frère guichetier l’avait appelé sur son portable, pour lui chuchoter de venir dare-dare récupérer sa mise. Et quoique le conseil lui laisse un goût acre dans la bouche, comme la potion amère (liáng yào kǔ kǒu, 良药苦口) à cause de la confiance trahie par ses banquiers, il avait obtempéré sans perdre une seconde, sachant bien que c’était là sa seule chance. Et voilà que ce soir, le scénario maudit se répétait : toute cette foule échaudée tentait de faire de même!
Les rumeurs les plus diverses circulaient, de bas en haut et de haut en bas. Avec mille variantes et fioritures nouvelles chaque fois, on se racontait l’événement qui avait mis le feu aux poudres : quelques heures plus tôt, un quidam s’était vu refuser 200.000 yuans sur son compte, dont il avait besoin immédiatement. C’était bien la preuve que la banque était banqueroute, non ?
Or donc à ce stade, le fermier Miao eut l’ intuition que les choses n’allaient pas si mal pour lui : à sa montre, il était déjà 18h23, donc 23 minutes au-delà des heures de service. Mais les guichets restaient ouverts, contrairement à la tradition des « bonnets de gaze » (fonctionnaires) chinois qui d’ordinaire, fermaient plutôt en avance qu’en retard. Et cela lui redonna un peu d’espoir, de cœur au ventre : tant qu’y a d’la vie, y’a d’l’espoir… Mais cela suffira-t-il à Miao pour revoir son cher argent, si durement gagné ? La banque, toutes les banques de la ville, de la province vont-elles s’effondrer tour à tour comme un château de cartes , par un effet de dominos ? Retrouvez le dénouement dans le prochain numéro du Vent de la Chine !
Sommaire N° 17 (XIX) - Spécial Salon de l'Auto