Résumé de la première partie : À Los Angeles, Jane, guide touristique d’origine chinoise, doit exaucer les souhaits les plus fous d’une milliardaire pékinoise. Durant toute la mission, elle angoisse sur la prochaine tuile qui lui tombera sur la tête…
Une nuit à 22 heures, ayant depuis longtemps pris congé du groupe, Jane reçut l’appel sec d’une assistante : la Chef s’était écorché la main. Il fallait toute affaire cessante fournir des pansements, et pas n’importe lesquels ! « Vous connaissez la Chef…», entendit-elle grésiller dans le combiné… Jane se devait de rapporter une boite de chaque type de pansement qu’elle pourrait trouver !
Rhabillée à la diable, Jane avait sauté dans sa voiture pour faire les pharmacies de garde, les supérettes 24h/24. Elle fit une razzia de bandages : normaux, spéciaux, étanches, biodynamiques, antibactériens, «peaux fragiles », couleur peau, et même le spécial « Hello Kitty »…De retour à la suite du palace où elle déposa ses emplettes, Jane attendit, tremblante, le résultat de ses courses. Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que s’ouvrit la porte de la chambre, sur un assistant qui lui fournit sans sourire, d’un ton pète-sec, l’inespéré signe de satisfaction : « Ca passe pour cette fois-ci… ».
Le comble arriva la veille du départ. Pour le dernier après-midi, la Chef avait jeté son dévolu sur le South Coast Plaza, complexe de boutiques de luxe dans le comté d’Orange. Jane et Ben, son collègue, reçurent l’ordre d’arriver deux bonnes heures à l’avance. Ils s’imaginaient qu’ils devraient établir l’itinéraire du lèche-vitrines, négocier avec les managers pour qu’ils fassent le vide des autres chalands sur le passage de leur si précieuse cliente. Ils furent d’autant plus interloqués quand ils découvrirent en quoi consistait la mission du jour : s’assurer la location d’un fauteuil roulant ! La Chef ne s’intéressait qu’à deux bouti-ques espacées de 400 mètres, mais craignait d’être fatiguée et désirait d’être poussée d’un endroit à l’autre…
Après le shopping dans sa chaise à roulettes, la Chef exprima un autre désir : c’est en plein air, à la terrasse du fameux café du South Coast Plaza, qu’elle voulait prendre un verre. Une fois installée dans un confortable fauteuil en rotin, elle commanda un Malibu, la spécialité locale.
Mais quand arriva le cocktail, elle rougit de colère, à s’en bloquer la respiration. Un de ses secrétaires, qui connaissait le symptôme, se rua vers Jane, le regard noir : « je vous ai pourtant dit que la Chef n’accepte que le verre qu’elle peut boire. Regardez cette coupe, elle est ridiculement grande. Comment voulez-vous qu’elle boive tout ça ? »
Excédée, Jane faillit exploser : dire qu’en 15 jours, pas une fois cette mégère n’avait daigné l’appeler par son nom ! Et de quel droit humiliait-elle ainsi la Terre entière ? « Vous savez quoi ? J’en ai plus qu’assez de supporter vos caprices d’enfant gâtée. Débrouillez-vous sans moi ! ». Voilà ce qu’elle aurait voulu lui asséner, à elle et à tous ces sbires, les plantant noblement là. Mais alors, elle vit le regard désespéré de Ben. Elle réalisa que toute son équipe avait trop à perdre dans une telle colère. La moitié de leurs gages restait à honorer, avec les derniers frais avancés. Aussi, par solidarité envers les collègues, Jane, une dernière fois, resta coite.
Quelques heures plus tard laissant le groupe au sas d’embarquement pour Pékin, Jane se dit qu’on ne l’y prendrait plus : « avec assez d’argent, on peut atteler le diable même à son moulin », dit le proverbe ( 有钱能使鬼推磨 », yǒu qián néng shǐ guǐ tuī mó). « Le Diable peut-être, mais pas moi ! Les milliardaires chinois, maintenant, on ne m’y prendra plus ».
On l’aura senti, cette tyrannie de la Chef exprimait en fait deux conditions distinctes. Comme chez bien des nouveaux riches, l’argent la faisait se sentir exceptionnelle, « méritant » sa richesse (quoique l’on n’eût rien su de son l’origine de sa fortune) et supérieure au reste, au menu fretin de l’humanité. Mais aussi, l’isolement auquel elle s’astreignait avait fini par étrangler sa santé mentale : schizophrène, elle voyait le monde (l’étranger surtout) comme rempli de menaces, dont elle se protégeait en déployant sa garde rapprochée, petite Grande Muraille. Mais, se demande Jane, en quel lieu sa cliente, avec ses milliards, eût-elle été la plus heureuse : dans un palace, ou enfermée dans un asile ? Seul le ciel le sait !
Sommaire N° 11