À 28 ans, comme beaucoup de jeunes filles de son âge, Lu Qing est une « fashion victim ». Pour vivre de son art, elle lança sa propre boutique en ligne, Yecoo. Mais comment s’affirmer et faire la différence, face aux griffes acérées de la concurrence ?
Quand en septembre 2012, elle réceptionna sa collection d’hiver et se mit à déballer ses écharpes et mitaines, elle fut prise d’un frisson : ses 10 ventes par jour en moyenne ne lui suffiraient pas pour rentrer dans ses frais. Même les mannequins qu’elle appelait les unes après les autres, se dérobaient, refusant de travailler pour le cachet qu’elle offrait. Et pourtant, photographier sa nouvelle collection était indispensable pour l’exposer en ligne !
C’est alors qu’elle vit arriver Liu Xianping, son grand-père, venu assister au « shooting ».
Evidemment, on eût pu soupçonner le vieux « vert galant » (72 ans) d’être venu se rincer l’œil sur les modèles, voler la scène d’une fille en train de se changer. Mais non ! Liu n’était pas de ce bois-là. Ancien professeur, puis agriculteur, cet être modeste et joyeux compensait sa minceur (50 kg pour 1 m 67) par une pétulante joie de vivre, un sourire pour tous, un amour de la vie en général – et à sa petite-fille en particulier.
La mode, même féminine, l’attirait. Ce jour-là, il décrocha une cape orange, des collants rouge-cerise, et les enfila, admirant les couleurs, les matières, les découpes. Stupéfaite, Lu Qing au lieu de s’esclaffer, vit que les vêtements lui seyaient, mettant en valeur les jambes et les hanches de son corps androgyne.
Mais bon sang, mais bien sûr, c’était lui, le top-modèle qu’il lui fallait ! D’autant qu’il composait les tenues d’un goût très sûr…
Ni une, ni deux, tant pour l’aventure que pour dépanner sa petite-fille, papy accepta de se laisser prendre en photo, d’abord en manteau rose avec capuche, collants vert pomme, gants noirs de laine, en perruque (permanente auburn) et (fausses) Ray-Ban noires…Puis il attrapa une autre tenue, puis une autre, et encore une autre… Se prenant au jeu, il prit les poses du catwalk, se plia aux injonctions du photographe, toute la durée d’une séance épuisante, mais avec un sérieux imperturbable et dans la bonne humeur.
Une fois en ligne, les résultats dépassèrent leurs espérances les plus folles. En 24heures, les ventes furent quintuplées et dès le lendemain, un site national publiait les prises et sacrait Liu « grand-père le plus cool du monde ».
C’est que les photos amenaient à sourire et faisaient réfléchir, montrant cet homme âgé qui dynamitait tous les poncifs sur la soi-disant « retenue » que les vieux étaient supposés observer, pour ne pas faire perdre la face à leurs enfants. Liu venait d’inventer sans complexe une nouvelle manière d’être au 3ème âge.
Evidemment, suite à un tel succès, Lu Qing eût souhaité qu’il poursuive l’expérience et enfile encore et encore d’autres garde-robes, d’autres collections. Mais Liu déclina -à juste titre. Une fois l’effet de surprise passé, on risquait de sombrer dans le douteux, prêter au sarcasme. Il accepta par contre le job qu’elle lui offrait : conseiller de mode dans la boite.
Surfant sur la vague du succès, ils viennent de provoquer une nouvelle avalanche de clics grâce au dernier cliché d’un Liu dansant le Gangnam style du clip de Psy, le chanteur sud-coréen.
On lit souvent en Chine des interviews de personnes âgées, séparées de leurs enfants, déprimées, nostalgiques, ayant perdu goût à la vie…
L’exemple de Liu est tout autre. Son image à lui est celle d’une homme bien dans son époque, ayant l’audace de l’autodérision.
Comme si les heures sombres qu’il a pu franchir au cours de son existence dans l’histoire chinoise, n’avaient su prendre prise sur sa sempiternelle joie, sa capacité innée de « danser des mains et gambader des pieds » ( « 手舞足蹈,shǒu wǔ zú dǎo ») !
Sommaire N° de Noël