Hanchang que je rencontre dans un café de la ville, a le regard d’une bête traquée. Dans le regard froid et les lèvres serrées, il émane un mélange très rare de courage et d’amertume. Il est venu de très loin pour trouver quelqu’un dans mon genre. Il lui a fallu une détermination d’acier, de celle que rien ne brise. Et pourtant, dans ses yeux et ses attitudes, on ne peut lire aucun espoir de réussite – seulement la volonté d’aller jusqu’au bout dans la démarche.
Brouillons, ses gestes expriment la résolution primordiale, et la hâte furtive qui ne sait où le conduira le prochain pas. Je sens aussi une confiance dans la justesse de sa cause, qui est au fond de lui tout ce qui lui reste. Mais aucune confiance en lui-même comme être libre, ni dans ses chances de remporter son combat. Plusieurs fois durant notre entretien, il m’évoquera, par son obstination aveuglée, l’image d’une fourmi en train d’avancer vers le feu sur le faîte d’une bûche enflammée : sachant parfaitement qu’à continuer, il se détruit, mais poursuivant faute de connaître une autre route vers la lumière.
Hanchang n’est pourtant ni sans moyens, intellectuels comme matériels. Il a l’expérience de ses 40 ans de vie. Il a son portable, par lequel il m’a appelé déjà de nombreuses fois pour organiser, obtenir ce rendez-vous. D’abord sans le moindre succès, puis par petites touches, jusqu’à ce que je lui offre de le retrouver pour un café, avec une amie.
C’est aussi un garçon soigneux. A cette terrasse, il arrive simplement vêtu, d’un jean et d’un T-shirt propres et repassés. Durant l’entretien, quoiqu’il soit sans aucun doute très petitement doté, il nous offrira un café – que nous refuserons bien sûr.
Organisé, il est réfugié dans la capitale depuis une semaine, terré dans une auberge, et il évite de se faire identifier en s’enregistrant sous l’identité d’un ami. Depuis huit heures ce matin, il est en repérage, et tourne autour de ce café, ou croit le faire – il m’a appelé vers 11h pour s’assurer de ne pas se tromper, puis m’a envoyé vers 13h un SMS pour préciser une fois encore. Ce qui ne l’a empêché de confondre l’endroit avec une autre enseigne : un indice de plus de son agitation et de sa perdition dans cette capitale où tout lui est étranger et menaçant, dentu. C’est un combat viril qu’il mène avec courage, David contre Goliath en territoire aliène.
L’histoire qu’il est venu nous raconter est simple, et sans doute éternelle en ce pays. Hanchang est fils de pharmaciens, maison traditionnelle riche de l’ancien régime. En 1949, la révolution leur prit tout, maison, métier, enseigne et fortune. Et ses parents, patients et patriotes, acceptèrent sans rechigner le sacrifice. Mettant leur éducation au service du Parti, ils se firent petits cadres, recommencèrent à zéro. De la sorte, lui, Hanchang, 30 ans plus tard, pouvait se marier, lancer un petit restaurant avec sa femme et les siens, 70m² en plein quartier de Beibei, bien pauvre, mais admirablement situé au centre de Chongqing.
Et puis en 2010, sous le règne de Bo Xilai, voilà que la fin du monde se répète, avec l’expropriation annoncée pour tout le pâté de maisons et leurs 400 familles, 50.000m² à prendre. Sur le papier imprimé qu’il trouve cloué ce matin là à sa porte comme sur toutes les autres, un dédommagement est proposé, 3100 yuans du m². C’est une insulte, que presque toutes les familles refusent, après enquête : le prix moyen pour se reloger petitement, en ville, est de 7000 yuans sur le marché. Aussi, seuls accepteront les vieillards, malades et indigents, ceux ne pouvant compter que sur ce cash pour se retirer à la campagne et en vivoter.
Débute, d’abord en douceur, un long combat avec les autorités. Hanchang se documente sur internet, se forme en droit. Mais rien à faire, et le 8 décembre, c’est son tour : 12 véhicules arrivent, dont 5 de police, et un bulldozer, menés par le bureau municipal de la construction, suivi de 100 ouvriers casseurs casqués qui abattent une à une les maisons basses, abattent les parois sur le mobilier. Avec des dizaines d’autres, Hanchang qui s’oppose physiquement est frappé, « gazé », dit-il même, menotté et détenu quelques heures.
Mais notre homme, teigneux, ira jusqu’au bout – il n’a plus rien à perdre. Depuis lors, il se bat avec les tribunaux et la police, tente de faire valoir ses droits pour faire punir les coupables, obtenir juste compensation – on est en république ! Sa femme le traite de fou, puisqu’au lieu de tirer un trait et recommencer, comme tout le monde, il investit tout l’argent qui lui reste, 30.000 yuans dans son impossible défense, et prétend même organiser les autres : elle divorce, part avec l’enfant, aux besoins duquel il n’a de toute manière pas les moyens de subvenir, parti qu’il est dans sa guerre.
Hanchang se bat à tous les niveaux, jusqu’à ce jour de novembre 2011 où de guerre lasse, un magistrat du tribunal intermédiaire de Chongqing le fait enfermer et « droguer » dans un hôpital de la ville, puis détenir « enchaîné » durant 28 jours. De ces mauvais traitements, il nous montre les stigmates, des taches aux jambes, aux bras et à la hanche. Il se plaint aussi d’un diabète, d’une rétine décollée, d’un souffle au cœur. Et, sur un document qu’il nous remet, en anglais scolaire, il conclut son accusation par cette période digne d’un Cicéron : « Et nous, les hommes en pleurs, privés de nos foyers, devons-nous laisser ces officiels corrompus agir selon leur gré, défiant les lois des hommes et des dieux » ?
Hanchang ne peut pas gagner, nous explique t-il, parce que c’est contre un système qu’il se bat, diabolique mais où trop ont a gagner. Dans son arrondissement comme dans tous les autres à Chongqing, une « société locale de construction et développement » a été mise en place pour orchestrer les expropriations au nom de l’intérêt public. Chacune de ces entités soi-disant privées sont propriété de la mairie et de l’entreprise immobilière chargée de la reconstruction.
Son seul espoir, aujourd’hui, est dans cette presse étrangère, supposée faire connaître le méfait. D’ici quelques semaines, croit-il, Hu Chunhua, le nouveau gouverneur arrivera, et voudra corriger certaines erreurs de ses prédécesseurs. Si d’ici là, les malheurs des résidents de Beibei, au n°55 de la rue Yunchun sont connus, ils seront -peut-être- sortis de l’auberge…
Nous nous regardons, mon amie et moi, souriant tristement face à tant de candeur, mais aussi pleins de respect face à ce courage. Nous lui expliquons que des cas comme le sien, nous en voyons passer des milliers, sans pouvoir faire grand-chose. Son combat est juste axé sur un passé qu’il veut dénoncer, à défaut de rendre caduc. Mais il doit aussi s’organiser pour refaire sa vie et reconstruire l’avenir.
Mais durant cette rencontre, j’ai compris une chose : cet homme offensé mais non brisé, est ici venu chercher de l’écoute, plus que de la justice. « Si je ne vous avais pas trouvé », s’est-il écrié à un moment, « je serais descendu sur Shenzhen, pour rencontrer des journalistes de Hong Kong ». Nous l’avons entendu, et lui avons reflété la force qui lui restait – celle de la dignité.
Nous quittant, ma collègue, qui a parlé à ce garçon avec autant de bonté et de respect que moi-même, relève l’immensité du problème. Elle voyage beaucoup plus que moi dans ces campagnes, et rencontre sans cesse ce genre de plainte, ce genre de cas. La différence, chez Hanchang, est l’intelligence et l’assertivité. Par rapport à 20 ans en arrière, le nombre de dépossédés a considérablement augmenté, à faveur de l’absence de justice et de presse indépendante : la stabilité a énormément reculé, inversement proportionnelle au maître mot du régime depuis 2005, « la société harmonieuse » !
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