Blog : Donghai – « Et le dernier froufrou de l’ancêtre déçu »

Pour poursuivre notre série « Eté » , nous vous offrons en avant-première un autre « Petit Peuple », extrait de mon nouveau livre qui paraîtra le 16 août 2012 aux éditions de l’Aube :  » Cent drôles d’oiseaux de la forêt chinoise Chroniques pas si ordinaires de la vie des Chinois d’aujourd’hui « .

Donghai – « Et le dernier froufrou de l’ancêtre déçu »

屠门大嚼
tú mén dà jué – « Aux portes de la mort, ripailler »

Les régions chinoises abondent en rites venus du fond des âges. Au Jiangsu, à Donghai, pour célébrer le décès du père Liang, sa riche famille commanda le 16 août deux troupes de batellerie, pour une cérémonie mortuaire qui ferait date. Au cœur du show, deux belles filles se dépouillèrent de leurs voiles pour se livrer à une pole dance devant le corps raide et froid de l’aïeul. Leur gestuelle languide, voire lascive, à gestes longs et érotiques – « lubriques », accusèrent par la suite les autorités – les portèrent même dans les travées pour des invites voluptueuses aux hommes à monter sur le podium, où elles les dévêtaient de leur pantalon du dimanche : scène bien scabreuse. 

Pour expliquer le bizarre dérèglement, il faut rappeler la situation du Jiangsu, région de vieille prospérité (qui a favorisé à travers les siècles l’habitude d’assouvir toutes sortes de fantasmes). Elle est enclavée par un relief montueux et un riche réseau fluvial, limitant ainsi le contrôle social : l’esprit clanique y règne en maître, en lutte constante avec la morale étriquée des régimes en place. Aussi ces paysans obtus se moquent-ils des lois de la République. 

Hélas pour eux, une caméra de la CCTV tournant par là avait filmé le corps du délit : après diffusion nationale, le scandale entraîna l’arrestation de cinq troupes de ces bateleuses dont les deux coupables du show indécent. Le rapport le précise, la famille Liang avait invité deux cents personnes au show funéraire, expliquant que plus grand était le public, plus forte était la jouissance du défunt, l’aidant à compléter son transfert dans l’au-delà. Ainsi, l’âme solitaire serait rassérénée, honorée et protégée des angoisses du glacial passage.

Au fond, nul n’aurait dû contester, en cette fête, le progrès par rapport aux rites de dynasties antiques où les filles n’étaient ni dénudées, ni invitées à faire danser, mais étaient enterrées vivantes pour servir les plaisirs du maître outre-tombe… 

D’une certaine manière, ces jeunes filles étaient au service du peuple, et même de sa partie la plus pitoyable et la plus digne de notre commisération, celle des morts. Le show avait coûté deux mille yuans par troupe, dont dix pour cent revenaient aux artistes. Ce qui n’est pas une fortune, même en 2006. Et puis après tout, c’est un métier – tout le monde doit bien travailler pour manger ! 

La justice ne voulut rien savoir. Les ordres venaient de haut, de très haut. Avoir fait assister des enfants à ce genre d’orgie, était une « funéraire inconduite » ! Aussi la police, vingt-quatre heures après l’émission, procéda-t-elle à l’interpellation des artistes, tandis que la nation, sans humour, durcissait ses règlements . 

Au canton, pour toutes funérailles futures, les familles devraient déposer un agenda des cérémonies douze heures après le dernier soupir. Une ligne téléphonique fut ouverte pour recevoir les délations, avec prime de trois cents yuans à la clé. A l’heure du trépas, voulait dire l’autorité, la jouissance est obscène (屠门大嚼, tú mén dà jiáo) : « aux portes de la mort, ripailler » n’est pas de mise, au pays de la société harmonieuse !

Extrait du Vent de la Chine n° 27 (XI), 4-10 septembre 2006.

Rendez-vous la semaine prochaine !

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  1. Morin

    Cas très intéressant: on y retrouve la pudibonderie propre aux régimes autori(totali)taires en général sauf qu(au lieu d’être exprimée vis à vis des seuls vivants, elle impose aussi un comportement face aux morts. Réglementer la joie n’est qu’;un aspect des excès du pouvoir, il y a aussi ici l’imposition d&’une tristesse obligée.
    On contraint les gens à pleurer pour l’éternel président Kim en Corée, mais là, contraindre à pleurer pour les gens de sa propre famille, c’est encore un pas de plus dans l’ingérence sentimentale!

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