Les malvoyants ont peut-être en Chine une vie moins facile, mais elle les rend coriace. Témoin, Cao Chengkang qui à 38 ans, semble avoir consacré toutes ses forces à l’aventure.
A Huabei (Anhui), ses parents riches se pavanaient à bord de leur auto, le môme sur les genoux de la mère, à la place du mort. Jusqu’à ce jour de 1982 où une collision le priva de sa vue, à l’âge de 8 ans. La suite ne fut que trop prévisible. Non équipée pour les aveugles, son école lui ferma ses portes. Pour échapper aux quolibets et blagues des chenapans, il préféra rester cloîtré à la maison.
Au moins l’épreuve lui donna cette certitude d’acier : s’il s’en sortait, ce serait par sa seule volonté. En 1992, à 18 ans, il s’inscrivait à un cours de médecine chinoise et trois ans après, il obtenait un poste de masseur, à Pékin. Ce n’était pas rien ! Millions sont les provinciaux, même voyants, qui rêvent en vain de monter à la capitale, ce que Cao faisait à 21 ans. Mieux, il recrutait d’autres aveugles, les employait dans son salon de massage acquis une bouchée de pain. Il accumulait du bien, voulait vivre de ses rentes en boursicotant. Puis en 2008, coup d’accordéon : il perd tout, ne sauvant que son salon, son gagne-pain.
Durant l’adolescence, il s’était dit que s’il atteignait un jour le fond du désespoir, il se jetterait sur les routes, remettant aux Dieux son destin. Maintenant, le moment était venu : en bus, il partit pour le Grand Ouest.
Ces semaines précaires servirent de remède. Mangeant à main nue du mouton grillé sur les rives du lac Qinghai, il retrouva le souffle de la vie d’avant son accident. Sentant perler sur sa peau la chaleur hurlante du désert de Taklamakan, grignotant les raisins du souk de Turfan (Xinjiang), il fut à nouveau citoyen de la Terre. Sur les prairies tibétaines, il ouït les meuglements des yaks et dans les monastères, les psalmodies des lamas. Vidant de minuscules godets de bière fade, il écouta le soir les histoires des pèlerins, grossièrement traduites en chinois. Partout, des gens l’aidaient, et dans la mesure de ses moyens, il aidait en retour. Il était loin, le souvenir de sa banqueroute.
Retourné à Pékin pour s’occuper de sa boutique, il repartit l’an d’après, trois ans à saute-mouton à travers le pays, de Mongolie à Xi’an, de son Anhui natal au Yunnan.
Puis en janvier 2012, assouvissant un vieux rêve, il osa remettre son commerce qui, en 15 ans, avait décuplé en valeur. Nanti de son pécule, il partit pour l’île de Hainan, en guise de petite mise en jambes. Trois mois d’initiation à la voile qui lui permirent de remporter un prix national d’esprit sportif, sponsorisé par Aigo, firme d’électronique. Il partait certes avec un atout-maître, étant seul concurrent dans sa catégorie. Mais l’escapade visait à attirer la presse, et à se préparer à franchir une étape autrement délicate, un voyage hors du pays – sans l’appui de la moindre langue étrangère, et techniquement analphabète.
Fin avril, par avion, puis en stop, il a parcouru Laos, Thaïlande, Cambodge, Vietnam. En 24 jours, il a découvert les monastères et leurs Bouddhas («vus» avec les doigts), les Klongs, les lacs, la mer, les merveilleux curry de ces pays. L’entraide a été universelle. Un Belge lui a acheté son billet et a fait avec lui un bout de route. Quand suite à une averse, il attrapa une grosse grippe, un couple de Taïwanais l’a soigné. Un autre soir à Bangkok, en plein vague à l’âme, un Thaï l’a embrassé, et a pleuré de ne pouvoir l’aider davantage.
Toutes ces expériences et d’autres encore, il les a confiées à un enregistreur. De retour du Vietnam, le revoilà masseur à Pékin, le temps de gagner de quoi repartir.
Aux cinq millions d’autres Chinois frappés de cécité, Cao brûle de retransmettre le message que lui ont révélé ses tribulations : « résiste, prouve que tu existes ».
Pour parler de la bravoure téméraire, les Chinois disent que l’être « émet la fumée et crache le feu » (冒烟突火màoyān tū huǒ).
Sommaire N° 22