La fête commença. Du fond de la salle de bal, le fiancé remonta l’allée de fleurs, dont la vraie fonction apparut alors : c’était un chemin de l’Empereur, que seul le Fils du ciel pouvait fouler sous peine de mort au transgresseur. C’était là une interprétation nouvelle, que je dirais teintée d’esprit révolutionnaire, de la pratique dynastique : au nom de l’éminente dignité du peuple, le petit bourgeois à son tour pouvait se couronner empereur d’un jour, celui de ses noces. À condition d’en avoir les moyens, en payant la note de l’hôtel.
Arrivé au bout de l’allée, un genou à terre, un bouquet à la main, Xinlang implora du père la main de la fille en blanc. Sur acceptation du dossier, il remit les fleurs à la promise, qu’il embarqua dare-dare vers la scène en fond de salle, tandis que retentissait des baffles un carillon. Aux bords de l’allée, les rubans verts avaient disparu : les clans étaient désormais libres de se mélanger, ce qu’ils ne firent que parcimonieusement.
Remplaçant le prêtre dans cette cérémonie païenne, l’animateur de l’agence matrimoniale dévidait la cérémonie aux rites chatoyants empruntés à diverses sources -Ouest, Est, voire Hollywood, comme ce canon qui bombardait de bulles de savon les mariés sur scène. On commença par la lecture des promesses, déclamées par chaque époux à partir de parchemins écarlates. Puis les contrats furent ré-enroulés, enturbannés et échangés.
Apparurent alors dans l’allée deux fillettes, l’une en angelot blanc, l’autre en diablotin aux cornes rouges clignotante – emprunt au christianisme. Elles annonçaient le début des discours.
Le patron de l’entreprise d’Etat tira la première salve, qui bénit l’union au nom de la République Populaire. Lui succéda le grand-père.
Suivit l’échange des bagues et le remplissage de la fontaine de champagne en pyramide de coupes, lesquelles ne furent curieusement pas distribuées.Vint alors la harangue des témoins, accompagnée des premiers mets sur les tables. Sur scène, entretemps, se déroulait la longue série du déballage des cadeaux, à commencer par deux croutes bigarrées de la vieille tante qui avait passé un mois à peindre ces pivoines et roses sur deux et un mètres de large respectivement.
Disparue un instant, A-yi refaisait son apparition, cette fois en jupe anthracite et boléro incarnat – la mariée ausi s’était métamorphosée, et quittant la robe nuptiale à la française, était à présent en rouge du film de Zhang Yimou « Hong gaoliang »- « le Sorgho rouge ».
BOMBANCE ET PETITE TRICHE
Restaient encore une heure ou deux de bombance aux quinze plats savamment gradués, dont le clou était la balle de ping-pong de langouste frite aux amandes effilées. Les deux époux avaient fait leur discours d’une voix chevrotante (celui de la damoiselle, « prenez donc tous un coup à boire – ah ! ») ; ils se plièrent aussi au karaoké en duo d’amour, et à la cérémonie du thé sur scène, l’un et l’autre abreuvant parents et grands parents en signe de piété filiale. Ils durent enfin lever un verre cul sec, coudes entrecroisés en signe de lien (rite orthodoxe).
Puis, vint de moment pour les parents des deux familles de distribuer quelques enveloppes rouges, 10 000 yuans l’enveloppe pour la mariée, 9 999 yuans pour le marié.
Vint alors l’instant fatal, quand les époux passèrent de table en table accompagnés de deux acolytes dont l’une tenait un plateau de douceurs diverses (cigarettes, bonbons) et l’autre deux flasques rouges de marc d’amandes. A chaque invité, les époux offraient un verre, et trinquaient avec eux. Un geste fugace de l’échansonne, posant son nez sur les verres juste versés, trahit un subterfuge: une des deux bouteilles à usage exclusif du jeune couple, ne contenait que de l’eau (c’était la seule manière plausible pour lui, de trinquer successivement avec 200 convives sans s’effondrer en coma éthylique).
Normalement, l’assistante aurait dû reconnaître chaque bouteille aux cols légèrement différents. Mais le brouhaha, l’émotion, la libation peut-être, lui avaient fait perdre la tête, et vendre ainsi la mèche !
Au petit coup à boire, succédait la remise par l’invité d’une enveloppe rouge chargée de centaines voire milliers de yuans – elle rejoignait les dizaines d’autres, dans un sac en bandoulière à l’épaule de la fille d’honneur.
L’HEURE DU NAO
Sans oublier enfin le temps du « Nao« , l’ultime rite, aussi pesamment codifié que les autres : l’heure de la jeunesse, qui tenait sa revanche pour tout ce pesant fatras de règles finalement entièrement consacrées au seul devoir. C’était le charivari de nos navires antiques, le moment du défoulement. Il s’agissait aussi de la vieille symbolique punition pour trahison des copains, le moment d’enterrer la vie de garçon.
Aussi les épreuves que je vis, ne furent-elles imposées qu’à Xinlang. Soit que les filles soient moins rancunières sur le chapitre, moins vachardes, soit que j’ai manqué une partie du film.
L’une d’elles consista à travestir le mari en « cochon » Zhu Bajie (le héros du voyage à l’Ouest), au moyen d’une paire de soucoupes pendues aux oreilles, et d’un petit bol coincé entre ses dents en guise de groin, et de lui faire traverser l’allée au trot, sa femme sur le dos. L’autre lui tira une formidable, involontaire grimace suite à l’ingestion d’une vilaine mixture à base d’huile de sésame et de force wasabi, la moutarde japonaise de raifort ultraforte.
UNE REVANCHE SUR LE DESTIN
Voilà. Nous arrivons au bout du film, le dimanche, à 14h. A-yi épuisée mais rayonnante était venue nous retrouver un instant, recueillir nos compliments et saluer notre départ. L’effort avait été lourd, avec ses soeurs et son mari, elle s’était couchée à 3h du matin pour agencer tables et fleurs, apporter le vin, les cigarettes et autres décorations. Elle s’était relevée à 5h pour tous les autres ouvrages obligatoires de ce compte à rebours.
Entre l’agence nuptiale, cameraman et photographe (pour le CD et le livre souvenir), les 200 couverts, les tenues de location et j’en passe, la noce revenait à 70.000 yuans au bas mot. Frais en partie compensés par les enveloppes rouges, mais qui endetterait quand même durablement le clan. Au point que pour ces petites gens, l’Etat essaie d’encourager des noces collectives à plusieurs centaines de couples, pour leur permettre de combiner face et bas prix. Mais ce n’est évidemment pas le même résultat, pour la fête de sa vie…
Avec son sens inné des convenances et du mot juste, A-yi nous glissait alors son sentiment de conclusion, manière de secret final : « quand on s’est mariés, nous autres, sous la révolution culturelle, on était tous en gris,et en guise de festin, on n’avait à peine plus qu’un bol de riz, qu’une soupe de crevettes. On n’avait ni le droit, ni les moyens, ni même le rêve de nous approprier plus ».
A-yi et son mari étaient crevés, comblés, beaux et sympathiques. Ils venaient de réussir le pari de leur vie, oblitérant 30 ans de sacrifice et de promesses non-tenues de la révolution.
Quelle sublime revanche pour eux, par procuration !
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Bertrand
28 mai 2012 à 16:58Tout le poids de la société concentré dans un évènement. Rien que la lecture nous en fait ressentir le lourd couvercle.
Heureusement que l’être humain a plus d’un tour dans son sac pour y échapper le plus souvent possible (et je pense que les chinois sont heureusement doués à ce petit jeu).
L’amour est une des meilleures échappatoires mais était il prévu dans cette cérémonie ? (on en a pas l’impression et ça ne semble pas le problème principal)