Blog : Une balade en France (II)

Le mot de Cambronne (ou assimilé) au féminin
Question d’éducation : dans la mienne, un gros mot, un juron ordurier sonne mal en la bouche d’une femme. Comme si la moitié du ciel (comme on désigne en Chine le beau sexe), de par sa modestie et retenue innée, était démuni de toute capacité d’éructer un mot vulgaire, non châtié, tiré des poubelles – ou de l’univers des mendiants, que nous quittons à peine. Et il faut croire que ce siècle de remise en cause de bien des préjugés, devra nous déniaiser sur ce point aussi : la libération de la femme ne reconnaît pas de frontières, pas même celles de la bienséance. 

Justement, cet été en France, j’entends fort dans les rues, chuchoté ou hurlé à toute volée comme un mantra conjuratoire, ce gros mot de «fait ch… », pas même accompagné de son « ça » traditionnel, comme pour faire planer le flou (c’est ce que je soupçonne) sur l’identité de ce qui inspire la défécation de la personne. L’imprécation émane de quiconque, de l’homme grand et athlétique, élégamment habillé descendant de sa moto nippone, son attaché case en main. De la jeune fille café au lait et cheveux frisés, fraîche comme l’aube dans son habit de blue-jean, T-short rose et vert pâle découvrant le nombril, bandana sur le front. Ou de la pauvresse ahanant sur son cabas, qui dévide sans interruption le fil de ses insanités à l’arrêt du bus, dans l’espoir qu’un quidam vienne la sommer de se taire : son piège, qui lui permettra d’entamer une vénéneuse dispute avec l’autre qui n’en peut mais…

L’imprécatrice de Paris
Au métro parisien, nous faisions la file, moi-même et la mère de famille devant moi, accompagnée de ses trois rejetons. Dix personnes devant nous, le client au guichet s’éternisait –la nervosité parmi les voyageurs était palpable. Soudain la mère de famille fit un quart de tour sur elle-même, frôlant de son petit sac à dos ma veste. Comme électrisée, elle se figea dans son geste, me jeta un regard subreptice et comme pour s’adresser à ses mômes, fit à voix sèche et basse cette réflexion inattendue: « j’ai un homme sur moi ». C’était juste un constat, comme si cet homme, moi en l’occurrence, était pris en flagrant délit de harcèlement – comme si j’étais l’avatar d’un DSK.
Faut-il le préciser ? Cette femme à la féminité résignée, chargée d’âmes et ayant loin derrière elle la fraîcheur de ses 20 ans n’éveillait aucune bouffée de désir, ni l’envie de la connaître. Ni en moi, ni en aucun homme à la ronde. Peut être était-ce là, me demandai-je alors, la raison de sa complainte de sexisme inversé –une complainte grimée et muselée par la crainte du qu’en dira-ton, par un reste de souci des convenances, donc difficile à interpréter. 
Je restais un peu désarçonné par cette apostrophe qui produisait de moi une image si peu amène et si éloignée de mes soucis. Puis j’oubliai – un instant. Jusqu’à ce que la dame atteigne son tour, devant la préposée. Une fois ses tickets obtenus, le hasard voulut que la mère de famille reproduise le même geste, avec les mêmes effets, effleurant de nouveau ma poitrine avec son sac : sans attendre, elle fit du même ton désincarné un nouveau petit commentaire en faux aparté, « voilà qu’il recommence ! », avant de tirer deux pas plus loin, juste assez haut pour m’atteindre, la flèche consacrée : « fait ch… ».
Elle voulait crier au violeur. Ce qu’elle exprimait surtout, était la plainte de se voir réduite en situation de victime aux deux tiers de son existence, amputée de sa liberté de choix et d’émois, de sa force et jeunesse, de sa chance de réalisation de ses idéaux quels qu’ils soient: ayant perdu dans cette grande ville sale tout espoir de merveille, d’un mystère magique lui donnant droit à dire, le front haut, qu’elle avait vécu. Ce constat vidait ma voisine de toute générosité et patience, et lui faisait cracher tout son fiel d’autodéfense.
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L’imprécatrice de Bordeaux
Qelques jours plus tard, à Bordeaux, je montais à bord du tram. Balayant du regard la voiture bondée, je vis une place assise, dont l’accès était barré par une sexagénaire. J’observais la fragilité de la voyageuse et son air de souffrance rentrée, de santé médiocre : le visage couperosé, front et joues barrées de rides profondes, l’habit fruste et volontairement pauvre en couleurs témoignaient d’un retrait du monde, d’une volonté arrêtée de réduire au strict minimum la communication avec le monde.
Je priai la femme de me laisser m’asseoir. Sa réponse me frappa –là-encore- de surprise: un profond soupir, un grand silence, et pas le moindre geste pour obtempérer. La vieille gardait son « Lebensraum », son espace vital augmenté d’une place libre, et attendait au chaud.
« Ecoutez, Madame, négociai-je, « vous avez deux options, vous lever pour me laisser passer, ou vous pousser vers la fenêtre ». Mais ma relance n’obtint pour tout potage que cette réponse chuintée entre ses dents,  « vous ne savez pas lire ? », tout en montrant du doigt une plaquette assignant ces places aux handicapés. Réponse immédiatement complétée du « fait ch… » de rigueur…
Certes, j’aurais pu, et d’autres auraient bien évidemment exigé de  la mégère qu’elle produise sur le champ sa carte de handicapée. J’aurais pu lui faire valoir que cette priorité ne signifiait pas que l’avis n’avait pas valeur d’interdiction à tout passager valide. Dans le pire des cas, d’une attaque déterminée et puissante, j’aurais pu forcer mon passage vers la place libre. Mais poursuivre mon voyage au côté d’une telle voisine ne m’intéressait guère – je ne me privai pas de le lui dire, tout en déplorant qu’elle ait recouru à tel mot, aussi offensant pour son environnement qu’humiliant pour elle, au bout du compte
- quel mot ?, fit la tricheuse
– celui que j’ai entendu, conclus-je.
Mais alors, demanderez-vous depuis mon blog précédent, quel est ce souffle d’espoir et de gentillesse qui vint changer le sens de toutes ces rencontres glauques ? Il est grand temps, la voici !
« C’est vrai », dit une tierce personne, « le comportement de cette dame est aussi choquant que gratuit. Je ne comprends même pas pourquoi elle réagit ainsi. En tout cas, ce n’est pas là une attitude à encourager ».
La personne qui vient de s’immiscer dans ce happening est une femme d’une trentaine d’années, aux traits avenants, à l’air sain et posé. « Je sors du boulot », précise t’elle (il est 16 heures passées), « et ce genre de réaction désagréable me déprime ». Sans parole, nous nous sommes assis deux rangs plus loin, sans nous parler –par discrétion, préférant éviter de faire gonfler toute l’histoire en happening à travers le tram. J’aurais voulu envisager avec elle des raisons pour lesquelles cette femme manquait tant d’humanité –soit de naissance, soit plus probablement suite aux coups du destin, à son incapacité à produire une meilleure destinée, à atteindre les hauteurs d’une destinée plus élégante et distinguée, accessible à l’humour, à la compassion, à tout sentiment dépassant la simple survie. De temps en temps, nous nous souriions en silence complice. Elle, parce que j’avais su garder ma dignité et ne pas m’abaisser à un genre de rixe physique ou verbale. Et moi, car elle m’avait donné publiquement la victoire, dans ce conflit délibérément provoqué par la vieille. J’aurais voulu dire à cette belle jeune femme que cette guerre était celle d’une femme désespérée, combat insensé contre l’univers entier, s’attachant à de dérisoires symboles de puissance, comme de conquérir de haute lutte et conserver deux places pour elle seule dans un tram bondé.

C’est alors que s’est imposé en moi, intuitivement le rapprochement avec la mère de famille parisienne, à commencer par l’usage du même juron ordurier. Et l’apparition de deux générations aux valeurs aux antipodes. Car ces deux quinca, voire sexagénaires, partageaient le même nihilisme moral, la même méfiance envers tous, tandis que la trentenaire récusait leur égoïsme imbécile et destructeur. Les unes avaient perdu leur monde, et tout sentiment d’humanité -elle était le terreau social dont émergea la Yougoslavie de Milocevic, le consentement à un repli totalitaire. L’autre luttait pour sauvegarder les valeurs héritées, l’altruisme, la défense d’un inconnu. C’était la terre, la France en marche.
Laquelle gagnera ? soyons optimiste : mais la jeune, bien sûr. Car il n’y a pas d’alternative !
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Hasard remarquable, qui en fait ne peut pas en être un : à deux jours près, ces rencontres à la Janus, si contrastées, les unes pessimistes et inquiétantes, l’autre joyeuse et optimiste ont leur reflet dans les grands titres de la politique internationale. On voit les 17 chefs d’Etat de la zone Euro signer un new deal pour la Grèce, et pour leur monnaie commune.

Sous l’impulsion de Sarkozy et d’Angela Merkel, l’Union Européenne esquisse de nouvelles règles plus fédérales dans la gouvernance des budgets de ses nations. Autrement dit, l’Europe avance, dans son intégration. Loin de la détruire, la crise la renforce. Or, ce processus intervient après trois longues années d’ambiguité et d’égoïsme national, de chacun pour soi, de repli nationaliste qui faisait redouter à de vieux fédéralistes européens comme moi-même, que cette construction soit « finie », morte dans l’œuf. Mais il n’en a rien été. Au contraire, même la Belgique, au même moment, semble déjouer les pronostics et s’acheminer vers un processus de compromis qui pourrait sauver sa nation, sa communauté de Flamands et de Wallons. Et à ce qui semble, ce sont les jeunes des deux bords, les nouvelles générations qui refusent de se laisser entraîner dans l’aventurisme fatal : au pied du mur, le bon sens reprend le dessus, les communautés préfèrent le partage à la déchirure. 
Et c’est ainsi que fonctionne le grand pendule de la planète Terre, maniant tour à tour et au fil des générations la crise (l’égoïsme, la haine) et la maturation : l’espoir et le refus du chaos. Chez les nations, et chez les peuples, comme j’ai tenté de le décrypter à travers ces cinq personnages des transports en commun de Paris et de Bordeaux.

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  1. annie

    Heureusement que tu racontes ces rencontre avec ton humour legentaire ( un rien acide cependant)  ;

    Un bon quart heure de fou rire …( mieux vaut en rire qu’en pleurer n’est ce pas )

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