« Pour s’observer dans un miroir en tant que nation, pour suivre la manière dont notre société évolue, ses changements au fil des décennies, rien de tel que le regard d’un fils du pays, de retour d’une longue expatriation», me confiait il y a quelques années un ami fraichement retourné de Pékin. Cette remarque, je peux aujourd’hui la faire mienne, retrouvant cet été la terre de mes aïeux. A tout instant, je pose sur ses villes, ses maisons et ses hommes un regard plein d’affection et d’ardente curiosité, tout à la tâche des retrouvailles –car retrouver son pays ne va pas de soi. Comme atout pour le faire, j’ai l’acquis de mes 23 ans d’exil les nouveaux codes acquis en bouillon de culture, affranchi des contraignantes manières de voir et de faire de notre clan hexagonal. Moins obligé de montrer patte blanche, n’appartenant plus à aucun bord, je peux même chausser en toute liberté certaines des lunettes chinoises, allumer certains de ses projecteurs pour redécouvrir notre « douce France, ô pays de mon enfance ». Et c’est aussi plaisant que décapant, à bien y réfléchir.
Paris et Bordeaux, villes splendides, semblent plongées dans le désarroi par leur présent et leur avenir. J’y ai croisé deux couples de hasard, des personnages de stature ou couleur identiques, qui reflètent une Europe en fin d’un cycle. Mais en même temps, j’ai pu observer autour de ces êtres, les germes d’une future modernité, d’un avenir réconcilié et souriant.
LES CLOCHARDS
A Paris…
Le métro « place Clichy » est un lieu bien prévisible pour tomber sur un mendiant. Dans la pente de la bouche de métro, derrière les portes de fer vert-bouteille et le fer forgé Art Nouveau du portique, l’homme gisait à mi-parcours de la volée d’escaliers, déjà dans la pénombre de la zone sous néons. Il portait des vêtements noirâtres et sans couleurs, un vieux jean tenu par une ficelle, un paletot de fibre synthétique décoloré de crasse.
Jeunes et musclés, quatre hommes en brosses, en tenues nettes d’un noir de jais, en bottines et ceinturons bien cirés l’entouraient. Je les avais devinés dès la surface, découvrant leur fourgonnette écarlate en double file face à l’entrée, feux de détresse enclenchés. Ces pompiers touchaient l’homme évanoui au bras, lui posaient des questions, auxquels il opposait son inconscience puissante. A moins qu’il n’obéisse, les yeux fermés de toutes ses forces, à une stratégie affinée au fil des décennies. C’était un maghrébin âgé, obèse, au visage fatigué par une longue période sans hygiène ni alimentation, ni revenu ni domicile fixes. Bizarrement, toute la misère du corps n’avait pas su gommer la délicatesse des traits, une force dans les lignes du visage, la santé du cheveu crépu dont seules les tempes commençaient à blanchir. J’imaginais son débarquement 40 ans plus tôt d’un vague ferry à Marseille, plein d’espoirs juvéniles de trouver à Paris, capitale des lumières de quoi fonder famille, comme tout fidèle serviteur de la France, ou simplement comme travailleur honnête, débarquant dans une démocratie riche. Je croyais lire l’évanescence au fil des ans de ses forces et de ses chances, l’accumulation des injustices par des hommes et des femmes plus protégés que lui. Et « au final », comme disent les jeunes, son atterrissage sur le pavé de Paris, réduit à cette indigne indigence.
Autour de lui, figée sur les marches de pierre grise, la France, dont moi-même, matait la scène.
Avec difficulté, mais sans répulsion apparente –très pro-, les quatre pompiers agrippèrent le corps difforme par les quatre membres. Gênés par son poids, par les marches, et par ce qui me sembla une ultime tentative de s’affranchir de leur emprise, ils s’ébranlèrent. L’un d’eux empoigna au passage le hideux sac poubelle contenant ses effets. Ils remontèrent lourdement, disparurent.
Il était clair que cette équipe, l’adresse qui l’attendait ne réglerait pas son problème. Pas plus que celui des milliers d’hommes et de femmes dans Paris, vivant une errance similaire. Pas plus que leurs territoires, les bouches de métro, les urgences des hôpitaux.
A l’asile où on l’emmenait, le Berbère obtiendrait-il une douche, un repas, quelques heures de sommeil, au mieux d’autres vêtements propres, avant d’être relâché dans la nature d’asphalte et de béton. Mais nul ne pouvait attendre des pompiers qu’ils lui changent la donne, lui redonnant une mission dans la vie, et un espoir. Son but n’était pas de sauver l’homme, mais plus prosaïquement de dégager l’accès aux rames, et rétablir le flux. La véritable fonction de la bouche de métro apparaissait à présent dans sa netteté cruelle : les portillons étaient des lèvres, les marches étaient des dents, elle dévorait les hommes, se nourrissait jour après jour de leur course insensée, pour en faire ce qu’était devenu ce vieillard-symptôme : la lie, les déjections de la bête urbaine.
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Et à Bordeaux
Quatre jours après, à Bordeaux, barrière de Bègles, je rencontrai le double du clochard parisien. Il sortait du Leader Price, une de ces chaînes de distribution spécialisées dans le prix bas, pour les besoins d’une moyenne bourgeoisie en voie de paupérisation rapide. L’homme semblait en meilleure condition que l’alter ego parisien. Moins gras, moins tassé, sur la quarantaine, il portait des nippes encore décentes, un pantalon vert sombre, une chemise molletonnée –de ces vêtements qu’on offre aux sans abris dans les organisations de charité ; une paire de tennis et une casquette de base-ball bien enfoncée sur des cheveux châtain coiffés en brosse. A bien y regarder, un seul indice trahissait son appartenance à la confrérie des déclassés sans feu ni lieu : le bouchon de plastique blanc déjà dénudé, prêt à sauter de la bouteille de mousseux qu’il s’apprêtait à faire sauter, sans se préoccuper du regard des autres, en marche vers le square voisin. Le plaisir imminent lui arrachait un vague sourire. Il était 10h30 du matin.
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Les différences entre les deux hommes étaient parlantes. Le Parisien était Berbère, oui, mais il reflétait avant tout la cloche de la capitale, une condition séculaire et irréductible. Autrefois folklorique, aujourd’hui dramatique, mais dans tous les cas impossible à éradiqur, tolérée voire canalisée par les autorités, comme un prix à payer pour que tourne la ville.
L’homme de Bordeaux était tout différent. Il rappelait le héros du film « une époque formidable » : un homme juste happé par le malheur, arraché à sa carrière, à sa niche par les roues dentées de la restructuration. Sa naïveté, ses hésitations dans la carrière nouvelle, son inefficacité flairaient l’amateur. Il avait peut-être choisi de quitter ses enfants et sa femme pour s’épargner leur regard sur sa ruine. Déjà assez loin dans le processus pour se moquer désormais du regard des autres, il ne pouvait que fuir dans le mauvais vin, avec ses derniers sous. Pour « oublier », se punir et détruire, ou bien pour accéder par l’ébriété à un moment magique et rédempteur, une rencontre, une illumination : le signal de la remontée…
Dans quelques jours la prochaine fois, je vous raconterai mon prochain couple de hasard, entre les capitales de France et d’Aquitaine, et le petit clin d’œil du destin, changeant toute la perspective, dégageant l’avenir dans ce ciel lourd de tempête !
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