Vadrouille entre deux camps de travail
Camp d’hier (et camp des champs)
En 1990, dans une Chine à un siècle de ce jour : avec un collègue journaliste, nos épouses et Jérémie, notre fils de 9 mois, je passais quelques jours de vacances dans le Yunnan, depuis un Lijiang bien moyenâgeux et pas encore reconstruit à neuf après son tremblement de terre de 1996. Une seule visite manquait encore à notre tableau, célébrité de la région, les « huqiaoxia », Gorges du Saut du Tigre, où le Yangtzé était supposé (d’après l’agence CTS) défiler dans un canyon d’une beauté à couper le souffle. Mais quand nous voulûmes réserver des places dans le bus pour l’endroit, il nous fut réservé la « soupe de la porte fermée » : le site était « réservé aux Chinois » – la revanche du parc du Bund au Shanghai de naguère, qui était « interdit aux chiens et aux Chinois ». Nous nous étions sentis doublement agressés, la mesure n’était pas expliquée et donc sonnait arbitraire – le fait du prince. Notre curiosité s’était retrouvée exacerbée dans les heures suivantes même les taxis, acceptant d’abord l’excursion pour le lendemain, se désistaient l’un après l’autre. L’un d’eux nous avait discrètement expliqué que pour cette route là, ils devaient solliciter un permis, lequel était instantanément refusé, dès que le rond de cuir apprenait la nationalité du touriste en question.
Heureusement pour nous, A., la femme taiwanaise du collègue, n’avait pas froid aux yeux : elle avait été voir un de ces dizaines de sanlunchi, char à bancs tracté par une moto, qui traînaient par dizaines sur la place publique, en mal de travail. Moyennant un solide cachet, il avait accepté la course – ce n’était pas tous les matins que le pauvre diable pouvait espérer en une seule virée une ou deux semaines de caisse. Pour autant, ses conditions étaient draconiennes : départ à 5h, à la nuit noire, afin de franchir le contrôle sans souci, et nous voyagerions sur des planches dures, sans presque rien voir, sous le bâchis du véhicule.
La route de jungle
Ce qui fut dit fut fait. A travers la montagne, la jungle et les vallées profondes et sombres où s’alternaient bosquets et rizières sous fond sonore de chants d’oiseaux inconnus, nous voyagions, les femmes au 1er plan (surtout A., au minois heureusement cuivré et au nez court qui nous dédouanait). Autre diversion : notre fils dormait, visage caché par un drap, sa complexion occidentale heureusement occultée par les yeux au beurre noir d’un magistral coup de soleil, lui donnant l’aspect d’un bébé-panda..
Tous quatre sur les bancs, protégés d’un froid glacial par d’épaisses couvertures empruntées à nos chambres. Les rabats de grosse toile kaki pouvaient se fermer à la moindre alerte. Tous les 20km, le motard arrêtait à une fontaine son engin à fumée poire et sel, pour recharger en eau le réservoir du radiateur. Après des heures passées à somnoler et à stoïquement meuler nos vertèbres sous les cahots non suspendus, le chauffeur nous recommanda d’un geste, la prudence (nous nous recroquevillâmes sous nos camouflages) : nous passions un pont métallique, genre militaire, au tablier de bois bringuebalant sous les roues, qu’un panneau sèchement rédigé en français, anglais, russe et chinois, interdisait de franchir aux non résidents dépourvus de permis à cet effet. Derrière sa guérite, comme prévu, le planton roupillait du sommeil du juste. C’était le Yangtzé que nous avions franchi, désormais proches de notre destination.
Un site bien insolite
Ce fut en effet, l’arrivée à un parking aux rares minibus et taxis : notre chauffeur soudain discret et couleur de muraille nous signalait par monosyllabes murmurées que « c’était là ». Site d’abord décevant et insignifiant. Plus encore que la veille, nous demandions bien ce qui avait pu provoquer tant de précautions chez les autorités. Nous étions sur une route en construction, à mi flanc de montagne. Muets, têtes basses, les cantonniers maniaient qui la masse, qui le burin ou la brouette, ni trop actifs, ni statuaires, taillant, déplaçant ou plantant les poteaux destinés à empêcher les véhicules de tomber dans le fleuve, 50m en contrebas. Ils semblaient à la fois absents et présents, partie du paysage, mais non de la société… Malaise bien sûr tiré de notre illégalité…
Le paysage au demeurant, ne manquait pas de grandeur. Blessée à la dynamite, entaillée comme d’une portion de fromage pour dégager la saignée, la montagne verte offrait devant nous cette route toute de marbre blanc, qui s’arrêtait après quelques centaines de mètres, là où les artificiers préparaient l’explosion quotidienne. Là, 15 hommes armés de masses et de burins clivaient proprement un « diamant » immaculé grand comme une maison à deux étages, retombé au milieu du chemin. D’autres taillaient les poteaux et bornes kilométriques, faits du même matériau. Au fond des parois verticales au vertigineux à-pic, impérial dans son écrin de verdure, un Yangtzé qui méritait enfin son nom de « fleuve bleu » véhiculait à vitesse inquiétante des allumettes éparses : des troncs d’arbres essartés, toutes les forêts du Tibet en cours d’abattage pour les besoins de l’ogre humain du monde d’en bas, et qui partaient par flottage pour quelque métropole en aval, Yichang ou Chongqing peut-être1.
Le franc est tombé
Durant les premières minutes, nous restions très silencieux et discrets, sachant bien que nous étions dans notre tort – quoique sans savoir pourquoi. Puis A., notre amie revint nous voir pour nous prévenir. Elle, avait parlé avec ces ouvriers et manœuvres. Et revenait nous prévenir : « savez vous que nous sommes dans un camp de travail » ? Et c’est alors que nous remarquâmes les coupes de cheveu très courtes à la bagnard. Les tenues brun unies, et même pour certain, à carreaux. Les regards troubles et apeurés. Nous nous mîmes au travail, interrogeant l’un puis l’autre.
Rétrospectivement, je reste frappé par ces trois caractéristiques du prisonnier de laogai. Quoique la plupart aient eu maille à partir avec la loi (et ne s’en cachaient pas), un acte de violence, ou de folie, leur culpabilité n’était ni démontrée, ni acceptée, et la justice semblait déficiente, voire absente de leur destinée, comme de ce camp. Untel, ancien chef d’atelier en usine, avait été à la traque d’un pickpocket dans leurs dortoirs, et avait fini par le surprendre la main dans le sac. Rouge de colère, le cœur survolté, hors contrôle, il avait voulu lui donner une correction, et par impéritie, l’avait envoyé rejoindre ses ancêtres. Et quoique nul, ni même le juge ne verse la moindre larme pour le détrousseur décédé, l’homicide par imprudence en avait pris pour sept ans. L’autre était médecin – le médecin du camp, qui revêtait sa blouse blanche en cas d’urgence, telle une main écrasée ou un tympan éclaté par un dynamitage. Le reste du temps, il le passait là où je le rencontrai – burin en main, sur la falaise de marbre, partageant le sort de ses patients.
Sur son forfait, le toubib était resté vague– peut-être avoir fait des « anges » en avortant sélectivement des filles pour de l’argent, ou opéré contre bakchich, ignorant la file d’attente de patients depuis des mois. De temps en temps, dans le cadre d’une campagne en forme de sursaut du pouvoir central, les provinces devaient respecter un quota d’arrestations de médecins s’adonnant à ce genre d’activité répréhensible. Mais sa condamnation à lui avait eu une raison complémentaire, qu’il me confia et qui me laissa pantois : « le camp avait déposé au réseau central, sur sa shopping list d’emplois à pourvoir, la demande d’un médecin ». L’Etat en avait besoin comme outil de travail gratuit. Et tous ces camps ensemble, fonctionnaient en holding, avec centrale commune d’approvisionnement en diverses choses, dont des compétences subjuguées. Ce qui était la raison réelle pour le premier interrogé, afin de coordonner les travaux, la taille, l’évacuation des rochers, le dynamitage quotidien. Huqiaoxia avait réclamé un chef de chantier, rôle qu’un chef d’atelier était bien à même de remplir. Adjugé donc. De la même manière, le camp trouvait son cuisinier, son chauffeur, ses mécaniciens. Grâce à leur délit, le camp s’octroyait gratuitement leurs savoir-faire. Jusqu’à deux ans de camp, le policier signait directement les verdicts. Au-delà, en principe, c’était le juge, mais une enquête publiée en avril dernier par un magistrat hongkongais auprès d’un millier de collègues de Chine, vient d’établir que sans l’ombre d’un doute, ces derniers s’alignent sans enquête et sans indépendance sur le verdict préconisé par le policier : dans cette petite affaire, le besoin technique du camp, la compétence réclamée et dont disposait le présumé coupable, comptait dix foix plus que son délit putatif.
Souvenir des hommes chiens
Je me souviens aussi combien ces hommes venaient se frotter contre nous, nous dévisager : en mal de tendresse, de chaleur et compassion, d’écoute simplement pour leur drame. Depuis, ce besoin, je l’ai retrouvé partout en ce pays : chez les petites coiffeuses-masseuses, chez les garçons d’auberge, chez le taxi, tous ces gens se cherchant une raison à leur vie par le voisinage de plus chanceux qu’eux, étrangers disposés à simplement leur accorder quelques minutes de leur vie à les entendre. Cette entente faisant la preuve par neuf de leur réalité et de leur existence.
Ce besoin de proximité physique et de chaleur, me rappelle le proverbe arabe « mieux vaut vivre en chien misérable, qu’en lion mort ». Il me renvoie aussi au lointain passé de mon service militaire à Berlin, quand je gardais le dépôt de munitions les nuits d’hiver : tout autour des silos à balles et dynamite, entre eux couloirs de grillage, des chiens réputés féroces circulaient. Seul avec eux dans la nuit noire, me tenant loin de leur gueule aux dents acérées, je m’efforçais parfois de leur caresser l’arrière-train à travers les mailles du grillage et mes gros gants militaires. Et eux, silencieux, pressaient leur corps contre le fil de fer, pour recevoir un peu plus fort cette faible tendresse…
A cette époque, au laogai, mais je crois aussi, à tous les Chinois hors des camps, leur réalité (leur chance dans la vie, leur audace) leur avait été prise, confisquée pour un profit ultérieur. Ils bâtissaient une route, pour le profit de la collectivité future. Sans être payés. Esclaves au profit de l’Etat. C’était le socialisme à la papa : inhumain, mais avec un sens, en forme de pari sur l’avenir. Et sous l’angle historique, si l’on se promène aujourd’hui à Huqiaoxia, ce pari a peut-être bien été tenu : la région est à présent ouverte à tous, le camp s’est déplacé ailleurs, son projet fini. Les bus abondent, les touristes de partout déferlent, mangent, achètent, photographient : machine à fric, qui valorise bien mieux la région que les grumes d’hier flottant dans le fleuve. Cette Chine de l’intérieur se réveille. Et ce progrès est dû à des hommes silencieux, morts, ou le dos cassé, sans retraite, sacrifiés.
Voici enfin mon dernier détail, sur ce laogai : l’entrée, on l’a vu, était on ne peut plus aisée, et sa sortie aussi. Comme c’était bizarrre ! Il n’y avait eu ni chiens, ni barbelés ni murs à haute tension, ni contrôles d’identité. Après avoir apposé leur panneau quadrilingue sur leur pont, les autorités s’étaient rendormies, confiantes jusqu’au bout des ongles dans leur propre omnipotence, et que personne n’oserait les défier en allant voir derrière. C’était un ordre à la fois terrifiant et bonhomme. Les matons, me dit le médecin, étaient « dans une cabine, en train de jouer au cartes, se protégeant de la pluie » (car il bruinait légèrement sur nous).
De même, aucun de ces hommes ne rêvaient de s’évader. Nous leur posâmes d’abondantes questions : la liberté, à 5 km… personne pour les surveiller… pas un chien, ni un flingot, ni un piège à loup… pourquoi s’en priver ? Mais non, nous répondirent-ils… A quoi bon ? D’abord, aux deux bouts de la vallée, il y avait des contrôles, peut-être infranchissables, à moins d’affronter le fleuve, avec ses troncs violents. Se faire rattraper un peu plus loin signifiait une peine décuplée, précédée évidemment d’une sérieuse dérouillée. Tandis qu’en restant là, le travail n’était pas trop intensif, on était nourri logé, et libéré à expiration de la peine… La machine de travail qu’était l’esclave, était soigneusement entretenue par son maître l’Etat. Et puis, m’ajouta l’un d’eux pour finir, êtes-vous si sûr que nous soyons tellement plus libres en dehors qu’en dedans ? Finalement, avoir son bol de riz et son lit au couvert, n’est ce pas un meilleur deal que cette soi-disante liberté de crever de faim ou de maladie hors du camp ? Le jeu n’en valait tout simplement pas la chandelle.
Cette réponse là m’acheva. Penser qu’on puisse abandonner si légèrement son libre arbitre, ceci me semblait quelque part, le point cristallin de séparation entre l’Orient et l’Occident. Mais plus sagement, en repartant, je gardai précieusement le soupçon que l’un d’entre eux ou plus, ou tous, m’avaient menti et se mentaient les uns aux autres : si l’un préparait sa belle, la dernière chose à faire était de l’avouer jamais. La Belle, ça ne se disait pas, mais se faisait !
Voila pour aujourd’hui – la suite est pour la semaine prochaine : vous aurez droit à une autre vision, évolution entre ce camp à la papa, et celui de l’an 2011, donc 20 ans après. Une surprise garantie, et un regard extrêmement rare sur la Chine en mutation, le sens de son développement… je ne vous en dis pas plus.
1 Des amis sur le site de Huqiaoxia, en mai dernier, nous ont assuré n’avoir plus vu ce charriage de troncs. Ce qui semble dire que le pillage des arbres du Toit du Monde a cessé – soit par respect du patrimoine local, soit par prise de conscience environnementale, car bien sûr, ce déboisement massif sur un plateau alpin grand comme trois fois la France, provoquait la perte annuelle de milliards de m3 de limon charrié par les grands fleuves locaux (Jaune, Yangtzé, Mékong, Bramapouthra, Salween), l’envasement, la perte de terres arables etc.
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