Notre dernière pérégrination à Pékin, à vélo, sans but prédéfini, nous a conduit au Moma, résidence glamour conceptuelle aux nombreuses passerelles reliant ses tours, de manière à en faire une ville dans la ville.
Quand ce projet de l’architecte américain Steven Holl avait été annoncé en l’an 2000, je l’avais accueilli avec scepticisme, comme un sanctuaire de nouveaux riches chinois et étrangers se retranchant de la cité, vivant entre gens du même monde en circuit fermé, dont même l’air serait davantage filtré et plus pur. Ce Moma était le symbole du paradigme égoïste de la Chine nouvelle, ne faisant plus que profiter de ses rentes, et des meilleurs produits du monde du dehors, sans avoir à y ressortir ni chercher à frayer avec lui.
Y arriver à deux roues, restait un cauchemar, avec des empilades de « lijiaoqiao » (échangeurs autoroutiers) et de no man’s land bétonné, asphalté et en chantier, portant encore les stigmates de l’agonie d’un tissu urbain aujourd’hui arraché.
Mais une fois sur place, dans la cité murée, nous devons quand même convenir d’une certaine harmonie, d’une esthétique et d’une modernité agréable, d’une forme d’humanisme et de culture perceptible, ainsi que d’un aspect d’internationalisme indiscutable, ce qui en Chine est toujours bon à prendre.
Suivant l’intuition toujours alerte et subtile de Brigitte, c’était au Broadway que nous allions, le cinéma d’art et d’essai de 350 places, qui accueille fréquemment des festivals de films du monde entier –français, européen, japonais, africain… Nous espérions pouvoir prendre un film en route, mais à l’arrivée, le titre hongkongais étant engagé depuis 50 minutes, il fallut penser à autre chose. Nous nous repliâmes sur la boutique aux très nombreux livres en vente sur le 7ème art et ses monstres sacrés, aux répliques d’affiches de films célèbres, les 400 coups ou la Dolce Vita. Les statuettes (extrêmement chères) de personnages comme Marlon Brando en canotier dans Le Parrain…
Puis nous aboutîmes au café voisin, pertinemment nommé le « Kubrick » en hommage à l’auteur d’Orange Mécanique. Il s’agissait d’une simple surface branchée, évidemment inspirée du « Bookworm » pékinois où quiconque peut lire une revue ou un titre à succès, grignoter un spaghetti ou un hamburger tout en surfant sur internet à partir de son PC portable ou de son Iphone. Mais ce soir là, nous vîmes bientôt qu’un événement était imminent. Une moitié de l’espace était squattée par quelques dizaines de chaises serrées en rangées, la plupart prise d’assaut dont certaines réservées par un papier imprimé en anglais et en chinois pour les « media ». Les beaux fauteuils de cuir étaient coincés dans les espaces irrécupérables. Au centre, un canapé vide, une belle table basse, en bois clair, allongée et ovale. Et partout, des dizaines, une centaine peut-être de jeunes visages en attente. Les plus proches assis par terre, et ceux de derrière debout dans les travées.
Une conférence de presse allait avoir lieu, dont l’écran de TV géant donnait le thème sous la forme de très vieux films en boucle, en noir et blanc : un Bob Dylan d’une jeunesse surréelle, 22 ans , le visage juvénile, chantait devant des foules rassemblées au Festival de Newport de 1963, les airs qui baignèrent et éclairèrent notre première vie d’adultes : Mr Tabourine Man, Who killed Davey Moore ?, «give me more coffee » etc.
Très décontracté, sans nulle place pour le doute ou l’hésitation, Dylan s’accompagnait à la guitare, à l’harmonica monté par un bricolage métallique à hauteur de ses lèvres. Parfois, une jeune fille au ton très juste et au timbre curieusement sur aigü faisait la seconde voix, ou bien durant les poses, lui souriait et plaisantait avec lui : Joan Baez, qui n’avait pas encore l’immense célébrité l’attendant dans les décennies à venir. La scène se passait, suivant les concerts, entre 1963 et 66.
Le thème était dans l’air: ce mercredi 6 avril, Bob Dylan en personne allait se produire à Pékin au Gymnase des Travailleurs, dans le cadre d’une tournée unique, historique à travers l’Asie – Il aura 70 ans, cette année, dont une carrière d’un demi-siècle.
Les conférenciers arrivèrent. Ils étaient trois sur la trentaine, en blue jeans et T shirts, mal coiffés et mal rasés, mais très à l’aise. Tous trois Taiwanais, chacun auteur ou interprète, qui d’un livre, qui d’un dossier sur l’idole dans une revue littéraire, qui d’un CD de compile en traduction. Chacun son tour, ils se relayèrent pour évoquer longuement la vie et personnalité de Dylan, les décennies ’60 à ’80 et leurs caractères, la guerre au Viet Nam, l’assassinat de JF Kennedy, l’ordre moral écrasant, l’hypocrisie des valeurs sociales imposées par le puissant lobby des « wasps », white anglo-saxon protestants. Régulièrement, le chanteur empoignait sa guitare et entonnait un des tubes de Dylan, traduit en mandarin. Il avait la voix de fausset, sans puissance ni grande justesse ; sa mémoire même n’était pas infaillible, le forçant une fois à s’excuser et à reprendre. Mais le public n’en avait cure et suivait fasciné, buvant ses paroles, connaissant même les paroles par coeur.
C’est alors que nous apparut la rareté de l’auditoire. Un des garçons, boutonneux, aux lunettes globuleuses assis au premier rang restait béat, avec au visage une expression que j’eus d’abord du mal à définir, faute d’en retrouver le souvenir enfoui au fond de ma mémoire. A côté de lui, une grande fille en blue jeans usé en usine et rapiécé d’un savant tissu à fleurs, murmurait en même temps les paroles du chanteur, qu’elle connaissait elle, par cœur, et depuis longtemps, et qui faisait partie de son rêve et de son code de vie. Tous restaient ensemble en communion, amour et admiration. Ils étaient un fan club, et pas d’hier. Tous étaient liés par une sorte de serment ou d’allégeance morale. Il y avait aussi une forte discipline ici, comme un rapport de maître à élève et de reconnaissance envers la délivrance d’une leçon et d’un enseignement.
Il est émouvant de voir ces Taiwanais, Chinois de l’autre bord de l’isthme et d’une autre culture, véhiculer auprès des continentaux une matière aussi vitale que le sel pour les chèvres. Après tout, qu’est-ce-que ces jeunes insulaires d’une génération proche pouvaient-ils en savoir, de la subculture nord-américaine d’un demi-siècle en arrière, entre-temps déjà largement dépassée et relayée – finis, les flower-boys and girls et l’amour libre et les hippies et les pétards et les pop-festivals de Newport, Woodstock et de l’île de White et Mai ’68 et « il est interdit d’interdire ». En même temps, ces conférenciers étaient du dernier sérieux, très informés aussi, et ayant passé des années dans cette spécialité des chansons de Dylan (et de Joan Baez et de Leonard Cohen). Leur compétence était reconnue et attendue avec ferveur.
Que pouvait-il il y avoir en commun entre cette jeunesse chinoise si fleur bleue et sage et bien pensante et éperdue de bonne volonté, et Bob Dylan ? Rien, et à y réfléchir, tout. Dylan se battait contre l’hypocrisie d’un ordre lourd et écrasant. La Chine présente n’a pas de guerre au Viet Nam, mais l’absence de démocratie s’y fait ressentir. L’Etat interdit à ces jeunes la moindre opinion en politique, sauf le droit de l’approuver. Il leur prohibe aussi tout constat d’erreurs de sa part. Et voilà que me revenait enfin l’image, le souvenir que je recherchais. Cette envie de découvrir le monde, cette ferveur, me rappelait les temps précédant le printemps de Pékin en mil neuf cent quatre vingt neuf, où les jeunes avaient soif de changement et d’ouverture. Le bonheur juste d’être ensemble, à rêver d’avenir.
Ils le faisaient ici avec prudence et conviction, dans les clous et aussi loin qu’ils en avaient la latitude, de la part des autorités en place.
N’était-ce pas là une bonne nouvelle, que cet enthousiasme retrouvé, cette volonté de réarmement moral sous couvert de se cultiver et de s’ouvrir et de s’amuser ? Et pour ces enfants, de suivre l’exemple d’autres enfants d’un autre temps et d’un autre lieu, rompant ainsi avec la tradition chinoise de ne rechercher ses modèles que dans ses ancêtres ?
En tout cas, je vous livre une ou deux photos et une vidéo pour vous laisser une petite idée de l’ambiance. Bonne journée, et commentaires bienvenus. Car l’avenir de la Chine, est malgré tout, quoiqu’ « on » en veuille, entre les mains de sa jeunesse !
et voici la version Bob Dylan en Concert à Pékin 6 avril 2011… 50 ans après ses débuts !
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patrick bourrier
8 avril 2011 à 16:28Pat, c’est très intéressant,bonne lecture any
Cyprien
9 avril 2011 à 09:37Un article très émouvant, écrit avec beaucoup de poésie… Merci pour ce voyage fantastique !
oliver rassat
18 avril 2011 à 12:25Salut Eric,
Merci beaucoup pour cette petite histoire très amusante et dans l’ambiance du temps. Hier, je suis allé a un mariage -seul Laowai-, la musique est américaine, la cérémonie totalement inspirée d’une cérémonie de mariage religieux catholique…mais ou est donc passée la culture chinoise…probablement que le Parti est entretemps associé avec la tradition au point que le seul échappatoire qui reste soit l’étranger… la globalisation est arrivée et les moustiques de Deng Xiaoping sont de plus en plus nombreux…
A bientot,
Oliver
Frangi
25 avril 2011 à 14:03Une balade sans but, voila la meilleure façon de découvri des nouvelles choses.