Blog : Vide grenier d’étoiles

C’est quelque chose, de se retrouver « chez soi » à 10.000km de son domicile, et de se replonger dans la vallée cévenole de mon enfance, berceau de ma famille. Une vallée encaissée aux pentes à 45° couvertes de buis , aux hautes maisons à murs épais, avares de fenêtres, aux ruelles étroites afin de résister  à  la  chaleur. Sous l’effet de l’exode rural  et du réchauffement climatique, le maquis pousse sa reconquête, tapis de buis de garance, chêne vert ainsi que  de thym, sarriette,  marjolaine et salsepareille. Au cœur de ce royaume la Vis,  sillonne et règne en maître, une des plus claires et glaciales rivières du pays, riche de truites et d’écrevisses.

Après Pékin, cette retraite annuelle constitue pour Brigitte et moi le temps du grand décrochage, du silence et d’une forme d’inactivité : ils sont tus, le téléphone, la chaîne Hifi,  la télévision. Même l’internet n’a plus que des droits limités.

Cette vallée contient notre histoire, celle du temps où nous n’étions pas Parisiens, pas nés, d’ailleurs . Vers 1850, un petit pâtre du nom de Gédéon Gounelle gardait ses chèvres au hameau du Claux, à deux kilomètres d’ici. Il était d’une famille déjà protestante (en atteste son prénom biblique, tout comme celui de son père Moïse), mais n’était pas éveillé à la foi. Pendant ce temps, à quelques kilomètres grandissait et languissait sa future épouse Caroline, qui avait donné sa fortune à la quête dans l’église, cinq écus, priant le Seigneur de lui octroyer en échange cinq Ministres du culte en descendance.

Dans cette vallée des Causses, passaient peu de véhicules (à cheval ou tractés par des bœufs), et de rares voyageurs pédestres. La lenteur de la locomotion et les besoins naturels faisaient qu’on s’arrêtait volontiers à l’époque, aux villages et aux écarts, pour échanger un verre, une parole. Un de ces piétons faisait halte systématique pour bavarder avec le petit pâtre, et même, sur sa demande, lui apprendre à lire, au rythme de trois ou quatre consonnes ou voyelles par étape, que l’enfant avide d’éducation répétait et révisait dans l’attente du prochain passage, gravant ses lettres sur les falaises, ou d’un bâton dans la poussière et dans le vent.

Le passant était un prédicant, vocation moins pratiquée de nos jours. Mais on peut supposer que le rapport entre lui et son élève, était plus celui d’éducation et d’amitié que de conversion. Gédéon sut bientôt lire, et voulut poursuivre son éducation sur le livre du voyageur, en ânonnant parmi ses chèvres, appliqué à bien déchiffrer, sous les conseils, corrections et encouragements de l’inconnu. Le livre, c’était la bible. A l’époque, le texte imprimé, le papier coûtait  une petite fortune, comparée aux salaires de l’époque et surtout à celui de Gédéon. Ils calculèrent que sur la base de ses cinq sous par semaine,  il en avait pour trois ans, à condition de ne faire nulle autre dépense, et de dépendre de ses parents pour le gîte, l’habit et la pitance. C’était une époque rude… Mais quand on aime, on ne compte pas, et non sans habileté, dès sa prochaine tournée évangélique, l’homme avait confié au jeune une copie de l’ouvrage.

Le résultat était prévisible : après quelques années, en pleine adolescence, sa famille se saignait pour l’envoyer au collège protestant privé de Glaye près de Belfort – c’était avant l’école publique, gratuite et obligatoire. Il avait juste assez d’argent pour payer un lit partagé avec un autre pensionnaire dont personne ne voulait – selon l’anecdote, ce réprouvé était un noir. Puis quelques ans plus tard, nourri du livre relu mille fois, devenu pasteur d’un autre type d’agneaux de Dieu, épousait sa Caroline et lui donnait quatre fils, tous pasteurs –pour l’aïeule, le compte était bon. Et les quatre branches de la famille étaient fondées, dont l’aîné était mon arrière grand-père Elie (Gounelle), fondateur du protestantisme social, et d’une revue aujourd’hui disparue, qui jouit d’un grand renom durant la première moitié du XX. siècle. Gédéon disparaîtrait en 1917, d’une mauvaise chute dans sa montagne, déséquilibré par le fagot qu’il portait.

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Tout cela pour revenir à la vieille maison où je me réfugie chaque année : celle échue en héritage à ma grand-mère Yvonne (fille d’Elie) dans les années ’40. La semaine passée, avec quelques autres, je devais déblayer trois pièces entre grenier et second étage, afin  d’ordonner et de trier quelques dizaines de malles, valises, caisses et souvenirs défraîchis.

Il y avait des médailles de guerre et de la dentelle magnifique, cols qu’on décousait et recousait de génération en génération sur les  robes et chemises usées, arabesques et compositions florales, merveilles de travail et de patience. Il y avait un hachoir à chair à saucisse d’un bon siècle d’âge, des pots et vases, des milliers de livres en tous genres, de théologie, de romans et livres de poésie de toutes les époques de 1900 aux années ’70.

Il y avait la malle en bois d’Elie, portant l’adresse du SP 139, celle du secteur postal militaire où il se trouvait durant la 1ère guerre mondiale, comme aumônier aux armées. Toute sorte de documentation subsistait, vestige de son activité : une facture de 500kg de charbon, pour « 487 francs » (1948), des sermons préparés (et raturés) sur une carte de visite ou un bout de papier libre. Divers textes, discours ou articles autographes, sur la lutte d’Elie entre Roubaix (un de ses postes), les Cévennes et Paris : contre la prostitution infantile (dans ce Nord minier, celui de Germinal et de Zola), contre l’alcoolisme, contre même les tortures infligées aux animaux, et la tauromachie.

Parmi des milliers de lettres éparses dans une caisse, je retrouvai les félicitations d’un monsieur Vasseur, datant de 1920, pour les fiançailles de ma grand-mère, à l’âge de 20 ans. Puis un courrier d’Yvonne à son père, lui décrivant son second petit fils âgé de trois mois : moi.

Je fus aussi surpris de retrouver, sans les chercher, des liasses proprement dactylographiées en anglais, d’autres en allemand, de travaux théologiques et d’organisation sociale, fruit des correspondances d’Elie dans toute l’Europe.

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De tout cela, à la fin du jour, émanait un bilan troublant et formidable. Avec ses frères en religion en France et dans le monde, mû par sa foi, mais aussi par la confiance dans ces techniques formidables qui s’éveillaient à son époque, l’électricité, la vapeur, le moteur à explosion, la production industrielle, le télégraphe etc., Elie partageait le rêve des socialistes de Jean Jaurès, des artistes tels Apollinaire ou Robert Delaunay d’un monde forgé à l’image de l’homme, d’un homme qui maîtriserait ses outils et créerait une harmonie bénévole, pour la Terre. Où ni homme ni bête ne serait malmené ni pollué ni détruit -: où tous auraient leur place, sous le regard et la conscience de Dieu.

Très vite, la nature et l’histoire allaient intervenir pour rappeler à ces idéalistes l’immaturité (à tout le moins) de leur rêve. Jaurès serait assassiné. LA grande Guerre aurait lieu, qui ne serait même pas la « Der-des-Der » (-nières).  Et après elle, succéderait une ère de prospérité sans précédent, qui serait dominée par un matérialisme toujours plus dominateur et impérial, l’envie de toujours plus d’argent, de terre, d’objets de consommation.

Pourtant, de ce voyage en chambre et de cette archéologie familiale que je vivais à présent, tout n’était pas échec, loin de là. Mais de ces vestiges poussiéreux qui s’offraient à présent à moi, émergeaient des idées fortes. Celles des langues étrangères et du voyage lointain. Celle de l’expatriation même. Et celle de ne pas se laisser subjuguer par le moteur du profit, mais de chercher dans sa propre vie ce qui lie tous les hommes de la Terre.

Finalement, toutes ces idées d’Elie et de ses trois frères, étaient celles qui nous forgeaient aujourd’hui, moi et mes frères, et beaucoup de mes amis. Elles nous faisaient apprendre l’anglais et l’allemand et le chinois et bien d’autres langues, quitter notre pays, vivre aux antipodes, sans crainte de perdre notre identité. Elles faisaient de nous un genre de levain ou de « sel de la Terre ». Et c’est alors que je retrouvai enfin cette citation biblique, encadrée dans un coin sombre du salon de la Grande maison : « c’est quand je suis faible, que je suis fort ». Manière de dire que l’échec du programme social et spirituel d’Elie, le projetait, à travers nous, vers deux pôles opposés : le grenier (lieu d’archive et conservatoire de ses idées), et les étoiles !

 

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  1. francois

    Bravo pour cette histoire

    Si j’ai bien compris , si ces pasteurs avaient été curés , tu n’aurais pas existé ! Et gégé et Lolo idem

    A quoi ça tient !!   françois

  2. Jean

    Que ces mots nous parlent ,surtout quand à la fin des vacances on se retrouve à son domicile très loin de « chez soi ».

    Ils nous rappellent les idées, la quête qui nous pousse parfois à « quitter notre pays, vivre aux antipodes », et aussi les racines qui permettent de le faire « sans crainte de perdre notre identité ».

    Quant aux antipodes,  ils vous attendent toujours.

     

  3. BOUMIZ MYRIAM

    Merci pour votre article.

    Je suis expatriee a Pekin et en tant que femme suivant son mari celle-ci est la plus dure.

    Dans un pays ou les mentalites et la langue sont un obstacle, j’ai du me battre au quotidien.

    Recherche de nourriture, effets de la pollution sur la sante de mes enfants, medecins incompetents, des reperes brouilles et malgre tout je trouve ce pays interessant mais combien d’annees faudra-t-il pour eviter le pire ?

    Contrairement a vous je me suis retrouvee cet ete dans notre belle capitale et j’ai trouve  une ville belle et decadente surpeuplee de misereux. Cela m’a attristee de voir mon pays et les francais revenus a des annees en arriere victimes d’un systeme politique serieusement malade.

    Pour moi la dictature de Sarkosy ressemble a celle de la Chine, la france etant historiquement la pays  phare dans domaine des droits de l’homme. Quel paradoxe !

    Salutations

    Myriam Boumiz

  4. Anne-Laure

    Tres beau blog de rentrée !

    La bise à toute l’équipe.

    Pensées marocaines

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