Chers amis,
vite vite, je dois écrire : avant une heure, sous le soleil ardent et lâ²air argenté, chargé de poussière de Pékin autour de Sanlitun, nous devons partir, amener un ami de passage en Chine au temple de Fahaisi, « le temple de la mer des lois » -au fait, y a-t-il quelquâ²un parmi vous qui puisse me donner le sens et l’origine de ce titre ?
Perdu au milieu dâ²habitations dâ²un village sur une colline à 20km de la capitale, câ²est un édifice relativement petit et ne payant pas de mine. Il remonte à lâ²Ã©poque Ming, construit entre 1439 et 1445. Son immense valeur lui vient de son obscurité permanente : ses fresques de sept siècles sont restées en excellent état, que personne nâ²a pensé à profaner et que même la lumière naturelle a évité de lécher et ternirⲦ Apportez votre lampe de poche !
Un grand merci à tous ceux qui déposent au pied de ce blog la marque de leur passage. Jâ²aurais voulu faire une réponse détaillée à chacun, explorer sérieusement les questions qu’ils me soumettent, faire passer à Hong (et à tous) les photos apportées par Jeanne par mail, en réponse à sa question de l’origine de cette pyramide inversée, forme qui a été choisie pour le pavillon chinois à lâ²Expo de Shanghai. voici le lien qu’elle nous a envoyé http://www.cityzeum.com/les-ruines-du-parc-yuanmingyuan-25469/photo/4#photo
Jâ²ai été voir le blog dâ²Arnaud de la Grange, mon collègue du Figaro (http://blog.lefigaro.fr/chine/2010/05/contrefaçon-sportive.html) : site aussi élégant dans la forme que dans son écriture, très agréable à lire. Il y dit entre autre que sous les rochers et vagues d’une mer (symbolique) d’une Chine en pleine régénerescence, les milliards de corpuscules du plancton, crevettes et petites algues se réoxygènent peu à peu. Avec humour et en toute humilité, i l y dit aussi son soulagement de voir de grands experts, après des dizaines d’années passées en Chine, avouer nâ²y toujours rien comprendre.
A mon tour, je voudrais rassurer Arnaud de deux manières :
-cette inconnaissance fondamentale est fondatrice : c’est elle qui nous donne le droit de rester . Car si, sachant tout, ou simplement « y comprenant quelque chose », nous nous permettions de demeurer ici à nous tourner les pouces, nous serions simplement cuistres. L’inquiétude face à l’opacité de ce monde (tableau noir sur noir de Soulage), est ce qui fait nous donne un sens, en nous forçant à un chercher un à cet univers?. C’est aussi ce qui nous garde jeunes.
-Et surtout, à ce qui leur arrive, les Chinois eux-mêmes ne comprennent rien. Parce que lâ²histoire ne sâ²Ã©crit quâ²après la fin de la bataille et non pendant : commencée il y a 70 ans, la grande mutation est en cours, plus très loin de bientôt s’épanouir hors de la chrysalide. Donc en attendant cette floraison, on peut comprendre que les chinois ne pigent pas par quoi ils passent. Ensuite, parce que la Chine nâ²a pas encore, ou bien nâ²a plus certains outils dâ²observation indispensables pour décrypter les comportements. Palimpsestes détruits. Pierre de Rosette égarées. 20 ans en arrière, des amis artistes peintres, maintenant riches et célèbres, reconnaissaient ne pas être mieux placés que nous mêmes étrangers, pour comprendre leur culture antique : « nous ne comprenons pas le yiqing, ni les textes ésotériques, ni Confucius ni Mozi etcⲦ Les clés en sont absentes. Ou peut être dans vos musées, ou instituts, entre Paris, Londres ou New York… ».
La preuve de cette incapacité de la Chine à se comprendre elle même, vous la voyez cette semaine, à travers ces 2 signaux si difficiles à traduire, que constituent la vague dâ²infanticides à travers le pays, puis la condamnation du professeur Ma Yaohai pour échangisme.
Sur cette série de frappes suicidaires contre les petits enfants des écoles, la vague se propage et fait « école », mode nihiliste. Plus lâ²horreur se répand, et plus sa logique sâ²affirme, exigeant sa répétition. Auteurs et victimes se complaisent dans le sentiment si déplaisant dâ²inhumanité. Il y a un message à  faire passer. Or, la presse chinoise a diffusé, au titre dâ²analyse (à grand renfort dâ²experts sociologues tirés de leurs universités) des visions condamnatrices et moralistes. Pour elle, ces gens sont pauvres et malades mentaux, animés par lâ²esprit de vengeance, et lâches de sâ²attaquer à qui ne peut se défendre.
A ce qui me semble, ces idées ne reflètent que faiblement la réalité. Il manque en Chine l’outil de la psychanalyse et de la pratique des soins mentaux, notamment sous le phénomène de la contagion suicidaire ; car cette affaire ressemble beaucoup au réflexe d’autodestruction, au trou noir maelstrom qui se propage comme un effet boule de neige autour du premier désespéré. Dâ²autre part, la presse et sa tête pensante et communiquante, ce qui forge l’opinion est inhibé par la censure. La Chine ne peut jamais se retourner contre le Parti, « retourner le canon contre le quartier général ». Dâ²où, faute de liberté de penser, une analyse avortée.
Ce que moi je vois dans cette vague dâ²attaques : parmi les 8 premiers, un professeur, un médecin, un rentier (qui louait une de ses maisons à une maternelle), un courtier en assurances.
Je ne dis pas quâ²on a affaire à des riches. Mais ces gens qui passent à l’acte appartiennent à une classe homogène, qui nâ²est pas le lumpenproletariat. Ensuite, les infanticides arrivent en un lieu et en un temps aggravants, qui induisent le passage à lâ²acte.
– temps : en pleine crise mondiale,
– lieu : dans des villes moyennes et jamais dans les plus grandes, ni Suzhou, ni Pékin, ni Shanghai, ni même Chongqing. Des villes où lâ²on est à la fois moins privilégiés (sous lâ²angle des infrastructures sociales, cinémas, hopitaux etc), ce qui use plus vite la patience ; et où l’on est par contre plus libres, moins contenus par des hordes de police et de cameras, que les mairies ne peuvent pas s’offrir.
Et une fois tout ce décor planté, pour moi, ces infanticides correspondent à une volonté inconsciente, non dâ²Ãªtres isolés mais dâ²un groupe pour exprimer son malaise au paroxysme. Le fait dâ²une classe bourgeoise qui se bat en vain depuis 20 ans contre le Parti pour le droit de sâ²organiser elle-même. Qui n’obtient pas le droit, le privilège de désigner ses organisations, ses héros, ses ONG, et les droits qui vont avec. Le Parti revendique toujours tout, veut tout garder, simplement parce que ce pouvoir est un privilège, quâ²il conserve à ses membres et redistribue à son entourage.
Exemple : cet escroc corrompu débusqué il y a 15 jours, quâ²on appelait « le Mozart chinois ». Haut fonctionnaire, membre du parti, il se piquait de pousser la chansonnette. Pour lui être agréable, des subordonnés obséquieux et zélés lui composaient des bribes de mélodies, dâ²harmonies. Un autre, un jour, lui avait collé tout ca bout a bout : ce magma de notes avait été désigné dans la presse comme la grande et géniale ode à la Chine, the ultimate zinzin chinois, sérieusement considéré comme le summum de lâ²art. Jusquâ²Ã ce que lâ²homme prenne une enveloppe rouge de trop et écope de la prison à vie. Et avec lui, à la niche, le Mozart et son ode.
L’affaire est burlesque, mais sur le fond, je me figure très bien que les vrais Mozart chinois, ceux talentueux et créatifs, crevant la faim dans lâ²ombre, réalisent que jamais ils ne perceront. Que cette société violée, aux cartes biseautées, gardera toujours à son sommet des tricheurs et leurs leche-bottes. Je conçois que sous les circonstances extrêmes que nous traversons, la crise, la fragilisation de toutes les structures locales comme internationales, ces dépossédés soient tentés de sombrer dans la folie, de saisir les couteaux et dâ²aller commettre lâ²irréparable. Ils en mourront ensuite, sous la loi du Talion. Mais dans une logique chinoise, si leur acte contribue à renverser lâ²iniquité, leur mort (toutes ces morts) nâ²auront pas été en vainⲦ
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Je passe au second point, celui du professeur Ma Yaohai. A 53 ans, ceprofesseur dâ²informatique à lâ²Université de technologie de Nankin comparaissait avec 21 membres de leur club dâ²Ã©changisme, pratiquant le sexe de groupe à leurs domiciles ou dans des hôtels. Ma était le seul à plaider non-coupable, revendiquant la légalité de son hobby -hors des lieux publics et entre gens consentants. Sans rien vouloir savoir, les juges lâ²ont condamné à 3 ans et 6 mois de prison. Les autres sâ²en tirent mieux, en raison de leur veulerie dite « bonne conduite » puisquâ²ils renonçaient à se défendre.
La célèbre sociologue et sexologue Li Yinhe sâ²est déclarée déçue du verdict, en retard sur lâ²Ã©volution de la société. Même si cette même justice, 20 ans en arrière, aurait sans doute fait exécuter Ma Yaohai : ce qui fut le cas dans les années â²80, dâ²une femme accusée dâ²avoir participé à des soirées secrètes de danse.
Malheureux en mariage, deux fois divorcé, le professeur Ma avait ouvert son forum sur internet en 2007, puis créé son club de rencontres de 190 adhérents et organisé 35 orgies, tout en assistant à 18 dâ²entre elles. Li Yinhe avait organisé sa défense autour de lâ²argument juridique que «violer la convention sociale, nâ²est pas violer la loi». Li posait aussi le débat sur son terrain juste, celui du droit à la vie privée : « la plupart des gens nâ²apprécient pas les agissements de Ma, mais estiment quâ²il nâ²aurait pas dû être poursuiviⲦ Les autorités ne devraient pas interférer dans ce domaine».Â
70% des 2000 personnes ayant accepté de répondre à lâ²enquête de Phoenix TV (la station en pointe sur les sujets sociétaux) partageaient cet avis, comme les étudiants de Ma Yaohai. Contrairement à 2006 où seuls 40% des 6000 participants au sondage de lâ²Institut national de sexologie et des genres, croyaient que lâ²Ã©changisme nâ²Ã©tait pas un délit. La Chine évolue vite : en 1989, seuls 15% des Chinois nâ²Ã©taient pas vierges au mariage, mais ils sont aujourdâ²hui 60 à 70%.
Sur Internet, dans ce débat intense, nombre dâ²intervenants dénoncent aussi lâ²hypocrisie des barons du régime souvent nantis dâ²une collection dâ²amantes entretenues par la corruption, mais se protégeant derrière une apparence de morale publique.
Encore en résidence surveillée, Ma sâ²apprête à faire appel. Yao Yongan, son avocat, estime que ce procès constitue un progrès objectif, en accélérant le dégel de la société face au débat réel, celui de lâ²interférence de lâ²Etat dans les affaires privées des citoyens: «câ²est aux gens de décider ce quâ²ils font de leurs corps», conclue Yao.
Tout cela fait effectivement, comme dirait Arnaud, bien de lâ²oxygène pour irriguer les petites plantes et crevettes, sous les rochers de la mer, non ? Même celles de la mer des lois, où nous partons sur le champ !Â
Juste cette dernière annonce : pour tous ceux qui le souhaitent et sont sur Pékin le dimanche 6 juin :
rallye à vélo autour de la vieille ville, équipes de 4 à 6, s’inscrire auprès de l’UFE – ufe.pekin@ufechine.com, ou 13801167069. Prix du billet à 100 yuans (enfants gratuitsmoins de 12 ans) incluant le tarif de l’apéro le soir à l’arrivée. Nous y serons !
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Morin Francois
20 juillet 2010 à 21:17Voial à moi de t’éclairer, dans la mesure de mes moyens, sur ce nom « Mer des lois » ou « Mer de la loi ».
Il s’agit ici de la loi Bouddhique ou Dharma. En chinois, Dharma se traduit 法 ! Rappelons que Dharma a une signification subtile entre loi naturelle-coutume-justice et substance-essence-vérité-réalité, aussi bien que enseignement-doctrine-religion. C’est même ‘l’ordre cosmique’ dans l’hindouisme, dont la mer est déjà une représentation classique (le mont Méru sur la mer du cosmos). Bouddhisme se dit 佛法, Loi du Bouddha. Il y a deux aspects au moins dans cette loi, à savoir la loi qui détermine le fonctionnement du monde et la loi dispensée par le Bouddha pour se sortir de ce déterminisme. Si le Dharma a été d’abord représenté par la roue, où tout est figuré (la transmigration, les passions, les liens etc..) l’impermanence des choses est naturellement représentable par la mer toujours changeante, dont les vagues figurent l’écume des passions, et dont la profondeur immuable, elle, figure la ‘réalité’ invisible (opposition monde de la forme – monde sans forme)
C’est surtout une tradition du Bouddhisme Chan en Chine, Zen au Japon, qui met l’accent sur la contemplation plus que sur le raisonnement, sur l’illumination spontanée plus que sur l’étude, et surtout sur une sorte d’identité entre le samsara ou cycle infini des enchainements et le nirvana ou libération de la souffrance…C’est pourquoi, dans cette pratique, la fameuse ‘vacuité’ est moins formulée, moins idéologisée, moins théologique. La plénitude de la mer convient à figurer cette convergence des lois, cette identité cachée entre dualité et non dualité.
Une représentation extraordinaire de la méditation Zazen a été faite par le peintre japonais Maruyama Okyo (18ème siècle, fondateur d’école). Je te la joins. Le squelette est-il l’échec de la méditation, l’homme finissant par se dessécher ? Est-il le symbole de l’immortalité (ce qui ne meurt pas)? Montre-t-il l’identité de la mort et de la vie (sorte de « il faut que le vieil homme meurt ») ? Tout cela est délibérément ambigü, mais se passe clairement sur le fond de « la mer de la loi »!