Blog : San Li Tun – Eléonore

Bonjour,
Je voudrais vous évoquer aujourd’hui Eléonore, que je vois souvent passer dans la nuit de San Li Tun, la résidence où je loge. Eléonore (que j’affuble de ce nom d’emprunt pour préserver son intimité), jeune fille rangée, se promène, comme cela dans la pénombre. Si elle le fait, ma foi, cela serait pardonnable, au nom des foucades et quatre cents coups de l’adolescence et de la folie des 20 ans, mais à une condition sine qua non : qu’on se ballade ainsi dans la douceur obscure du printemps, aux bras d’un soupirant, pour des caresses et des émois rentrés, des promesses chuchotées et des baisers volés.

Mais seule, non, cela ne se fait pas, et moins encore, en sifflotant d’un ton monocorde un genre de morse intermittent, pour se faire poursuivre d’une horde de chats : de tous les chats de San Li Tun, ceux à 100% vagabonds (nés dans le parc diplomatique et n’ayant jamais appartenu à personne) à ceux à demi apprivoisés, voire abandonnés lors du déménagement du grand retour, par l’un ou l’autre expat à la fin de sa mission.

Tous ces matous offrent d’ordinaire le même spectacle d’un poil long et sale, absolument pas soigné, le regard indolent ou méfiant, comme si ces félins venus des cinq continents, retournés à une demi sauvagerie, à demi-autistes, ne se comprenaient pas plus que les humains de San Li Tun dans leurs langues étrangères, tour diplomatique de Babel. Or, à présent, ils suivent Eléonore en dodelinant de la tête, à petits pas pressés, attentifs à ne pas se laisser approcher par quelque autre humain que leur déesse personnifiée. De nuit, ce spectacle est quelque chose d’irréel, de cette grande fille maigre au visage un peu ingrat, aux cheveux longs noués d’un chouchou, aux genoux un rien arqués, portant à bout de bras le dîner de messieurs les greffiers. Pourquoi cette promenade autour du quartier ? Pour leur faire faire un peu d’exercice, peut-être, ou les arracher à leur routine ? En tout cas pour faire rejoindre un à un la troupe, tous ces chats pelés et éclopés arrachés leur solitude, réunis pour une caresse, un petit soin, une collation.

Vous l’aurez deviné, dans San Li Tun, de langue à langue, les commentaires sur Eléonore manquent de charité comme de poésie : c’est « la cinglée » qu’on l’appelle– peut-être aussi, par une forme de rejet de ce comportement trop chrétien ou trop bouddhiste, sentant trop son Saint François d’Assise.

L’adolescente et moi nous connaissons un peu. Je l’ai abordée il y a deux mois, de retour du bureau à vélo. Alors, je me suis étonné de son absence totale de crainte envers un homme l’approchant dans l’obscurité naissante. J’ai aussi observé son manque de langage du corps, de tentative de charme, de toute émotion quelle qu’elle soit, impatience ou embarras. Elle répondit à mon bonjour de façon un peu lointaine, distante, comme un ordinateur ou un robot eût pu le faire. De l’anglais des premiers échanges, nous étions vite passés à l’allemand, son accent légèrement guttural trahissant sa nation d’origine. Neuf chats qui la suivaient s’étaient figés sur son pas. Tout ce qu’elle avait à me dire, concernait ses bestioles : combien elle en avait, leurs sensations à eux, leur état de santé. Au bas de chez moi, sous l’épave de voiture abandonnée 18 mois plus tôt par le conseiller militaire birman, elle avait placé deux bols à chats, pour les croquettes et pour l’eau, qu’elle changeait tous les jours, déposant même le bloc de glace à côté du bol, pour permettre à ses protégés de boire malgré tout…

Je la quittai émerveillé de découvrir, en fait, une telle aventure, mission dans la vie de cette toute jeune fille, et me disant que non, elle ne vivait aucune folie, mais bien une réalité séparée.

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J’ai revu Eléonore la semaine dernière. Suivie cette fois de sept petits seigneurs, obéissants et confiants, trottinant au pas. Elle portait au bras gauche une cage en plastique moulée, déglinguée, de celles qui servent à transporter les chats en avion.

Elle partait, m’annonça t’elle, pour une séance de vaccination, pour ceux d’entre eux qu’elle n’avait pas encore traitée. « Comme çà, me dit elle sans l’ombre d’un sourire, tous seront à jour ». Comment ferait-elle pour prendre chaque chat (qu’elle connaissait évidemment par son nom) et lui administrer sa piqûre, malgré leur suavagerie ? J’imaginais qu’elle le ferait sans la moindre brusquerie, accroupie au sol, accompagnant ses gestes coulants de parole apaisante, en accord total avec l’animal confiant en sa bonté et capacité infinie, de ne faire que du bien à sa vie.

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Toujours dans ce style studieux et absent à la fois, sans complicité ni crainte ni désir, mais bien présente pour autant, Eléonore me permit de combler quelques pointillés du mystère de sa vie. Elle avait 19 ans, dont 18 passés ici à San Li Tun, étant arrivée à l’âge de un an d’une petite ville du Schleswig Holstein, non éloignée de Hambourg. Depuis lors, elle étudiait, attendait, et s’occupait de ses chats, qu’elle sauvait d’année en année.

Ne quitterait elle donc jamais la Chine, Pékin, San Li Tun ?

O si, en fait, cet été, pensait Eléonore, peut-être ses parents allaient-ils rentrer, quittant pour de bon le Céleste Empire. « Mais ce serait quand même si bien », fit elle alors avec un élan d’émotion, quittant enfin sa fixité de momie, « si j’étais encore là en septembre, pour m’occuper d’eux »…

  « Tu sais, lui dis-je soudain, avec l’air de celui qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas, « quand tu seras en Allemagne, une autre vie commencera… Tu vas étudier. Tu auras un homme, et des enfants à toi dont tu t’occuperas, plutôt que tes chats. Tu as droit à tout çà, et pas seulement aux chats »

« Je suis d’accord, fit-elle, ce sera génial aussi. Mais mes chats d’ici, sans moi, comment feront -ls, ensuite ? » – elle disait cela en conservant sa placidité coutumière, mais en laissant transparaître souci et regret, qui se mêlait à la confiance, à la promesse de l’avenir. 

« Sans doute, mais malgré tout, avec toi, depuis 10 ans, tous ces chats de San Li Tun auront été les plus heureux de tout Pékin, non ? »

« Ca, c’est sûr », conclut-elle enfin soulagée, rassérénée, avant de s’éloigner et disparaître dans l’allée, derrière les buissons, avec sa troupe et son chargement de vaccins. Accomplissant gravement, sérieusement, pour une des dernières fois l’apostolat félin de son adolescence. Fière de son œuvre et de sa vie, et se moquant éperdument de ce que pouvait penser sur elle la masse des autres !

 

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  1. jeanne

    Bonjour

    Chat alors !

    Je m’imagine être témoin des échanges avec Eléonore, et voir sa cour de seigneurs et princes  félins de la rue..
    C’est comme une brise de printemps qui vient de Chine, une douceur humaine…une resistance aux grincheux qui ont trop peur de la différence et de l’originalité je pense..

    Je lis ce billet, en antidote des nouvelles du monde du business !Une autre réalité ? je lisais sur le Courrier International : « Un monde chinois- Comment Pékin s’impose sur les cinq continents »

    Je souhaite que cette jeune personne garde sa sensibilité, sa richesse, et pas seulement envers les chats..

    Merci beaucoup pour ce billet

  2. Begonia

    Hola Erik,

    Desde Barcelona una emoción no tan « gatuna », como cabría esperar, sino tan humana … qué forma la tuya de hacernos ver y entablar relación con   esta adolescente y transmitírnosla, y transmitirnos ese San Li Tun más íntimo a los que estamos lejos . ¡Eres un gran escritor! No sólo de historias de China -que sí lo eres-, sino de cualquier historia que cale dentro.

    Un beso muy muy grande para tí y Brigitte. Si venís a Barcelona te llevaré a ver los gatos de Gaudí (sus colonias se pasean por la Sagrada Familia, el Parque Güell… ¡Te gustaría!

    También tengo un poco de nostalgia. Bisoux, B

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