Blog : Canton : le suicidé d’office

Décoiffante histoire ! Une de celle du type « rockⲙroll-China », qui vibre et nous surprend toujours.
La scène se passe à Canton samedi 23, sur le pont Haizhu (sur la rivière des Perles) un des plus vieux de la ville, au tablier de béton, à six voies. Comme dans cette province entière, à lⲙéconomie tournée vers lⲙexportation, frappée de plein fouet par la conjoncture mondiale le moral y est au plus bas, lⲙangoisse des lendemains vives, avec lⲙimmobilier en chute libre, les usines fermées, et ceux qui ont gardé leur job, se battant nerveusement pour le conserver. Dans une telle ambiance, le moindre incident risque de dégénérer.

Ce samedi après midi, dans lⲙair jaune et pollué de la capitale cantonaise, le trafic était bloqué depuis près de cinq heures par la police. Pour cause : au sommet dⲙune des arches de fer soutenant le pont, un homme était là, seul, que dⲙautres ne tentaient même plus de ramener à la maison. Chen Fuchao sⲙy trouvait en équilibre, enroué dⲙavoir expliqué dix fois quⲙil voulait en finir avec la vie après avoir perdu deux millions placés sur un chantier en faillite. On a donc ces deux kilomètres de bouchon dans les deux sens, des centaines de passants agglutinés sur les pistes cyclables et piétonnières, et sur le fleuve une vedette de la police fluviale (six marins à bord), sur le pont même une ambulance avec un urgentiste et deux infirmières, le camion des pompiers et une trentaine de policiers et plantons en train de gonfler un matelas de caoutchouc dⲙune dizaine de mètres carrés.

Jusque là, on est presque dans la routine : ce genre dⲙincident se produit ici tous les cinq jours ⲓdouze fois depuis le premier avril.  Mais on quitte le train-train pour un événement extraordinaire, quand un homme sort de sa voiture, un vrai monsieur tout le monde de Chine du Sud, en baskets, short et T-shirt. Il est presque chauve, bronzé, lⲙair impassible, portant bien ses 66 ans. Il sⲙadresse aux plantons bloquant lⲙaccès, les priant de le laisser aller raisonner le désespéré.

Nⲙayant pas dⲙordres, les agents refusent. Mais voilà que trompant leur vigilance, lⲙhomme sⲙélance, traverse le cordon sécuritaire,  se précipite vers la superstructure métallique quⲙil escalade, vif comme un singe. Un des jeunes agents sⲙest lancé à sa poursuite, mais après deux trois pas, il sⲙarrête, comprenant la vanité de lⲙentreprise : il nⲙest pas payé (mal, dⲙailleurs) pour risquer sa vie derrière des fous ! 

Arrivé au sommet, Li Jiansheng (cⲙest son nom) rejoint Chen le suicidaire, lⲙun et lⲙautre à califourchon sur les poutrelles. Il lui tend la main, en pure tradition bouddhiste de la compassion. Il est juste un peu trop loin encore : Chen sⲙétire au maximum pour saisir cette main tendue.

Mais à la stupéfaction générale, à peine les mains sont-elles jointes que Li, tirant un grand coup en diagonale, vers lⲙintérieur du pont, fait perdre lⲙéquilibre à Chen et le fait chuter : disparaissant dans lⲙabîme, ce dernier pousse un grand cri, repris par les centaines de badauds, qui nⲙen espéraient pas tant.

Pour ne laisser aucun doute sur son intention réelle et meurtrière, et sur son plaisir dⲙavir réussi son coup de Jarnac, un Li radieux étale sur son visage un sourire jusquⲙaux oreilles, tout en adressant à la foule un salut à demi militaire, à demi victorieux, comme le sportif qui vient de remporter son épreuve.

Chen, le suicidé dⲙoffice, est tombé sur le tapis mal gonflé huit mètres  en contrebas. Il est aussitôt récupéré, brancardé vers lⲙambulance qui démarre dⲙun crissement de pneus ⲓ il sⲙen tire avec une fracture de vertèbres et dⲙun coude.

Redescendu, un Li radieux explique aux journalistes locaux quⲙil était en rage (il lⲙavait bien caché, mais cⲙest une des force de sa nation, de savoir maîtriser lⲙexpression des sentiments) contre ce cas de plus de candidat au geste fatal : Chen était « mal élevé, extrêmement anti-social », non du fait de vouloir attenter à sa vie, mais de celui dⲙattendre, de faire perdre son temps à  tout le monde et en fait, de nⲙavoir jamais voulu se tuer « in the first place ».

 

Sous cet angle, il a raison. Quelques jours avant, pas par hasard, une petite statistique vient dⲙapparaître, sur les 8 derniers suicides de ce pont : aucun des candidats nⲙétaient passés à lⲙacte, mais ensemble, ils avaient réussi à bloquer la circulation durant 13 heures 30, interdisant le passage à 48.000 concitoyens. Tous ces pas vraiment désespérés utilisaient le pont comme prétoire, pour dénoncer les injustices très réelles dont ils étaient victimes : lⲙun, avec son bébé, car la société nⲙaidait pas sa femme mutilée par un chauffard. Lⲙautre, paysan (avec son frère), car on avait arraché le verger de son village. Lⲙautre, car on avait démoli sa maison expropriée à prix de misère. Dⲙautres encore  se plaignaient qui de son patron, qui de son médecin, qui de la disparition de son fils kidnappé depuis des lunes. Le suicide sur le pont était interdit, mais lⲙamende était limitée à 10 à 15 jours, peine apparemment trop légère pour dissuader les candidats.   

Aussi, Li, après ses cinq heures à attendre sur la route, les canines gonflées à racler le plancher, se voyait en Rambo, prenait sa justice en main, et si Chen empêchait les autres de gagner leur journée ou sauver leur emploi, Li lui rendait la pareille, en prétendant lⲙéliminer (rien moins) : lⲙempêcher de vivre. Et il en était fier : « résiste, prouve que tu existes, dans ce monde égoïste » (Véronique Samson).  

Un mot sur les passants : de tout cÅ“ur avec le justicier, ils sont en quête permanente dⲙun désordre social, dⲙune bataille, dⲙune rixe ou dⲙun accident, dⲙune rupture de leur routine imposée. Telles les chèvres, ils recherchent le sel, un accroc à la stabilité autoritaire imposée par leur gouvernement. Ne me comprenez pas mal : rien à voir avec la faillite dⲙune quelconque idéologie. Cⲙest comme une conséquence inévitable, indépendante du système politique, à toute société trop concentrée, vivant en trop forte promiscuité.

La scène  me rappelle une scène vécue il y a 10 ans quelque part en Chine, qui a fortement impressionné tout le pays. Un suicidaire sⲙétait réfugié sur un pylône, mais nⲙosait passer à lⲙacte, face aux centaines de gens rassemblés dans lⲙespoir de le voir se splatcher sur le béton gris-rouge. En fait, le gars nⲙavait aucune envie dⲙy passer, mais voulait décrire son mal et trouver une foule : soit pour le plaindre, soit au moins, pour le voir en héros du spectacle, pour lui, lⲙinsignifiant, le passif privé dⲙaction par un système qui organise tout pour tout le monde.

Mais alors, la foule lⲙavait pris à partie, lⲙincitant à se jeter dans le vide et faire enfin preuve de virilité, genre : « alors, kⲙesⲙtⲙtattends ? Tⲙen as ou quoi ? »

Cette scène hideuse avait causé lⲙémoi à travers la nation, posant la question de la solidarité et de la compassion nationale. A Nankin, un petit patron dⲙune agence de pub en avait été ébranlé, et sⲙétait mis à faire des rondes sur le plus haut pont de la ville pour tenter de sauver les desperados. Enrôlant ses émules, il avait ensuite créé un club de vigiles, quⲙil avait appelé « plus fort que la mort ». 

Un mot sur le système enfin : Li qui sⲙérige en justicier, et tout le monde le félicite in petto (tant quⲙils croient que le Parti ne les voit pas), pour avoir osé passer à lⲙacte, ce que Chen nⲙa pas fait. La scène est populaire, car elle pourrait inciter les faux-suicidaires à y regarder à deux fois avant de choisir pour leur acte, le site le plus spectaculaire et le plus dérangeant pour les autres.

ET POURTANT, Li sⲙest trompé de combat, et ni lui ni personne dans la société chinoise nⲙa vu la faille de leur système social, quⲙexpose cette péripétie : si la Chine avait disposé dⲙune presse ou dⲙune justice indépendantes, les 11 autres tentatives sur ce même pont en deux mois nⲙauraient pas eu de raison dⲙêtre. Lⲙinjustice initiale nⲙaurait peut-être pas eu lieu, et les victimes, en tout cas, auraient eu une enceinte pour tenter obtenir le redressement du tort subi, ce qui nⲙest pas le cas aujourdⲙhui. Je vois en Chine une nette inadéquation entre le niveau de richesse et dⲙéducation des gens, leur niveau de conscience, et leurs moyens de se défendre contre des vexations qui ont toujours eu lieu, mais quⲙils ne tolèrent plus. En terme simple, cela sⲙappelle lⲙavènement de la classe bourgeoise. Et la solution simple sⲙappelle la séparation du Parti et de lⲙEtat. Dⲙoù une pression toujours plus forte, qui sⲙexprime par ces tentatives de suicide.  

Cette situation, parmi les témoins sur le pont de Canton,  il ne sⲙest trouvé (sans doute) personne pour le voir, et en tout cas pas le pseudo-suicidaire, ni le pseudo-justicier. Qui se trouvent donc, une millionième fois de plus contraints à jouer des rôles de substitution, comme ces fillettes de pensionnats de bonnes sÅ“urs, qui remplacent dans la pièce de théâtre, le mot « amour » par le mont « tambour ». Non que ces acteurs et témoins soient intellectuellement faibles. Mais simplement pas prêts.   

PS : concernant la solidarité et la compassion, bonne nouvelle, elles sont de retour.

Le mois dernier dans la rue près de chez moi, le jour de la fête des mères en Chine, deux jeunes filles sⲙarrêtent devant une vieille dame assise sur un banc et lui offrent une rose, quⲙelle prend avec un plaisir dissimulé (nⲙoubliez pas, souvent en Chine, on cache ses émotions). Jⲙaborde ensuite ces jeunes : « vous les connaissez ? ». « Mais non mais non », répondent-elles en riant, « on lui donne, parce que ça lui fait du bien ». Puis elles disparaissent dans la foule, chercher une autre petite vieille. Geste qui nⲙaurait pas été évident dix ou vingt ans plus tôt, et preuve que lⲙamour et la bonté sont des vertus universelles, dans tous les pays et à tous les âges.

 

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  1. espanet alain

    la citation de la chanson « résiste » est de Michel Berger et non de Véronique Samson.

  2. florence

    Je pense que pour les Chinois, le suicide, ou la menace de suicide, est toujours une façon de se faire entendre par ceux qui sont au dessus dans l’ordre hiérarchique confucéen. « 一哭二闹三上吊 », ainsi résumait déjà le combat des femmes sans pouvoir dans les conflits familliaux.

    Ce n’est donc pas la même chose que le suicide vu dans les sociétés judéo-chrétiennes.

    Je viens quand même souvent ici. C’est agréable.

  3. Dorina JUGE

     Vu cette scène il y a quelques heures sur une chaine française, images stupéfiantes! Ton analyse bonne à lire. Je viens souvent mais discrètement, mille pensées.

  4. Lina

     A la fois triste pour bien de Chinois subissant de l’injustice, et révoltée par cette prise en otage les droits des autres!  Ca me rappelle les journées répétives de grève en France, j’y trouve vaguement certains points communs.  Peut-être faut-il  l’interventtion d’un certain Mr LI  sur les rails de SNCF?  Quant aux Chinois, y a-t-il d’autres moyens aujourd’hui pour se faire entendre?

  5. Pierre BERCIS

    Cher Pierre,

    Voici un article très intéressant du « Vent de la Chine » sur le suicide.

    A rapprocher du « droit à la dignité » et à la liberté d’expression,

    Bien amicalement,

    Damien BLAISE

    damien.blaise@club-internet.fr

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