Blog : Petite histoire glauque de printemps

En ces jours-ci, les nouvelles glauques et les joyeuses se surajoutent, comme le flan et la feuilletée dans le mille feuilles. Et comme ce temps capricieux et en plein changement climatique, nous laissant sans savoir sur quel pied danser.  Dⲙailleurs, nous ne sommes pas les seuls. Le gouvernement aussi garde son parapluie sous le bras, si lⲙon en juge aux  restrictions des visas, pour qui sⲙen vient nous visiter. 
Bonne nouvelle, de dimanche dernier jour de la fête des mères. Vu deux jeunes filles qui distribuaient des roses aux vieilles dames sur les bancs de l’avenue. Je les ai abordées et leur ai demandé, désignant leur dernière bénéficiaire : « vous la connaissiez »? 

-Non, m’ont-elles dit, s’éloignant en rigolant insouciantes, heureuses du geste gratuit.

C’est le retour de la compassion, du souci du prochain. Quand je suis arrivé il  y a 20 ans, et jusqu’à la fin du règne de Jiang Zemin, ce souci de l’autre était encore invisible. Les gens avaient assez de souci par eux mêmes.  Tandis que maintenant, les gens ont plus à eux, et la charité, l’amour du prochain, qui ici n’a rien de chrétien, revient au galop. Comme quoi en Chine, l’âme humaine est déjà bien reboisée ! 

Voici à présent une histoire stupéfiante, qui nous exprime plus que nⲙimporte quelle autre les contradictions et les changements de cet univers mutant, où tout peut arriver ⲓ strictement rien nⲙest impossible. Cⲙest ce que traduit le terme dⲙémergent, appliqué à certains pays du mondes, par rapport aux autres comme le tiers-monde absolu (dⲙune part) ou le monde développé (de lⲙautre), où « plus çà change et plus cⲙest la même chose ». .

 

  Le fameux manuel des agents municipaux, tel qu’il apparaît sur internet !

  Je veux parler de ce manuel de police chinoise apparu il y a quelques semaines sur internet. Opuscule choquant et contestable, et pourtant préparé par des gens dits sérieux et avec la meilleure volonté du monde. Cet opuscule au titre affriolant, « La pratique de lⲙadministrateur urbain de lⲙapplication de la loi » a été rédigé en 2006 par le Bureau des « administrateurs » de Pékin, qui sont les agents de mairie, ou « chengguan », corps de forces de lⲙordre local. Ils ne sont pas de vrais policiers, de ceux qui combattent la criminalité.  Les chengguan ratissent les rues et y font régner lⲙordre des mairies. Ils vident les mendiants et pickpockets, petits colporteurs et métiers ambulants, les grilleurs de brochettes, les réparateurs de vélos, les vendeurs à la sauvette de fausse bijouterie, de chaussettes fauchées, les pommes, poires et carottes qui nⲙont pas subi le contrôle de qualité ni payé lⲙoctroi, les tombés du camion. Ils sont des millions à travers les villes, ces paysans sans feu ni lieu, qui nⲙont pour eux que leur audace, mais ni compétence, ni la formation. Mais qui doivent quand même vivre. Vous lⲙavez compris : ils sont le gibier de prostitution, de vol à la tire, de fraudes en tout genre, pour leur permettre, comme on dit en italien, de « tirare avanti » ou de sauver leur journée en sⲙassurant lⲙassiette de soupe du jour et la paillasse de la nuit. En toute société, un corps de police de quartier apparaît somme toute légitime pour contenir cette population flottante et protéger la société sédentaire. Mais à le faire, on ôte aussi le pain de la bouche de gens parmi les plus pauvres. Aussi les chengguan ont piètre réputation, eux qui ne cessent dⲙembarquer les déshérités, leur confisquer un matériel quⲙils ne pourront pas remplacer, ou les taxer, ripoux chinois.

Au départ, le but de ce livre semblait sérieux, louable, frappé au coin du bon sens, de la logique imperturbable de toutes les administrations sous le soleil. Il sⲙagissait de mieux former les chengguan, les soutenir et motiver afin dⲙaméliorer leur efficacité, qualité morale, discipline, et leur image. Pourtant, lⲙouvrage a abouti au résultat inverse.

Cela est dû aux opinions déroutantes du collectif dⲙauteurs, et à une sorte de raccourci mental, destiné à en exacerber lⲙefficacité : plus vite la rue sera nettoyée de sa lie, et plus vite on aura atteint le succès.
Mais cette approche « mécaniste » et « sectorielle » de leur métier est évidemment fautive. En cas de coup de tabac, dⲙémeute, pour aider ces agents à rester dⲙ« infaillibles gardiens de la loi » et à « protéger opiniâtrement la dignité des règlements urbains », le livre leur propose de « se replier dans lⲙoubli de soi » (wangwo), ce qui signifie frapper sans état d’âmes. Il précise même de prendre grand soin de « de ne laisser ni traces de sang sur le visage, ni blessures sur le corps, ni témoins à la ronde ». Il fait lⲙapologie de ce comportement désagréable :  « encore plus fort que souffrir des insultes en silence ou tendre lⲙautre joue : cogner, sans faire couler le sang ⲓ cela nécessite une immense énergie intérieure ».

Cependant, là où tout dérape, cⲙest quand, le 22 avril, le livre entier sⲙest retrouvé posté sur internet, avec indication de lⲙorigine.
On aurait pu croire que la presse locale, formée par 60 ans de censure sévère, aurait eu des complexes à exploiter un tel brûlot : tout au contraire, dans les heures suivant lⲙapparition du texte sur la toile, les journalistes se pressaient au téléphone pour tenter dⲙinterviewer les fonctionnaires auteurs du manuel. Et même de publier, dans leur quotidien méridional le résultat de lⲙentretien : sans nier la paternité du bouquin, le fonctionnaire fut si surpris quⲙil balbutia : « mais qui lⲙa mis sur internet ? Depuis quand nos documents de travail interne peuvent-ils se retrouver discutés sur la place publique ? ».
Seconde surprise, alors : lⲙhomme par qui le scandale arrive nⲙavait rien dⲙun dissident : cⲙétait un chengguan lui-même, Zhao Yang, en poste à Nankin depuis plus de 10 ans. Dès 2002, Zhao avait déjà fait parler de lui en créant un « blog de lⲙagent municipal » où il postait nombre dⲙauto-critiques remarquées : « Jⲙai déjà été critiqué par mes supérieurs (pour mes dénonciations) », disait-il juste après sa publication, « et même muté à plusieurs reprises pour ce fait ». Zhao Yang a pris le parti de publier des extraits du livre, estimant que ces passages sur le sang et la dissimulation des traces était « inappropriés ».
Mais il nⲙest nullement hostile au principe même du manuel, quⲙil décrit comme « reflétant souvent assez bien la réalité », et « très utile ». De même, en tant quⲙagent municipal, Zhao Yang ne rejette pas lⲙusage de la violence, mais lⲙestime « inévitable, car parfois le seul moyen ». Sa vision est pragmatique, pas philosophique : il ne regarde pas les erreurs de management social des leaders. Il ne voit que les sanctions auxquelles sⲙexposent les chengguan, sⲙils nⲙappliquent pas les ordres : « nous sommes dans un cercle vicieux. Si nous nⲙéliminons pas les vendeurs à la tire, et si les inspecteurs passant derrière nous découvrent leur présence, nous sommes taxés de 40 yuans par homme oublié.  Certains collègues écopent d’amendes de 500 à 600 yuans par moisⲦ Donc, sur le nettoyage des vendeurs de rue, nous nⲙavons aucune marge de manÅ“uvre ⲓ c’est eux ou nous »Ⲧ
Il nⲙempêche quⲙil a pris sur lui de trahir le devoir de réserve et la discipline de corps, au nom d’une sorte de clause de conscience : cⲙest un signe d’affaiblissement dⲙun système autoritaire dont la société a évolué.

Enfin, dernière surprise, et pas la moindre : lⲙinternet, toujours lui, nous permet de découvrir que la police, depuis deux ans,  nⲙavait rien trouvé mieux à faire que de publier son livre secret et de le mettre en vendre dans les librairies, au prix de 29 yuans, avec aujourdⲙhui, une mise en solde à 21 yuans. Il peut même être téléchargé gratuitement sur le site http://linglingfa.com/files/chengguanzhifacaozuowushi.pdf, et commandé par internet à lⲙadresse http://www.toopoo.com/book.
En moi, tous ces petits dérapages résonnent comme les bruits dⲙune immense vie en pleine mue, dans lⲙobscur de la forêt, sous les frémissements du printemps, en fin dⲙun hiver ou de règne.  

  Quⲙen pensez-vous, cher lecteur ? Auriez- vous dⲙautres exemples vécus, de ce genre de gaîté de lⲙadministration ? Toute contribution est bonne à prendre ! 

 

 

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
0/5
11 de Votes
Ecrire un commentaire