Fin septembre et début octobre, j’ai fait avec Brigitte, Patrick Li et Laurent Zylberman, grand photographe, un voyage de 15 jours au Tibet. J’étais à ma connaissance l’un des tous premiers journalistes français admis au pays des neiges, depuis les émeutes du 14 mars 2008.
En voici mon reportage, commandé par les quotidiens Dernières Nouvelles d’Alsace et Sud Ouest. Avec quelques photos originales.
Bonne lecture, bonne vision, SVP, et dites nous – dites aux autres- vos commentaires.
En ce qui me concerne, je constate que si la liberté d’expression des moines, et de la population est très limitée, celle de pratiquer leurs rites, stricto sensu, est respectée. Et aussi, la tension immense, le choc inéluctable entre deux cultures si différentes, l’une totalement matérialiste, l’autre totalement spriritualiste. Aujourd’hui, c’est l’incompréhension totale, qui se traduisent souvent par le mépris et la haine réciproque (fille de peur).
Mais j’ai aussi vu des bonnes volontés et forces inverses, positives, de part et d’autre, en train de travailler de toutes leurs forces dans le seul avenir possible, la réconciliation. Quelles forces un Tibet d’avenir pourrait émaner, si les deux âmes en présence, parvenaient à faire leur synthèse ?
La paie des moines
Dîner votif au monastère
Le TIBET – entre police et avenir
Par Eric MEYER
Ancré à la Chine depuis 1959 sans l’avoir voulu, le Tibet vit sa vie splendide et malaisée, 2,9 millions d’habitants disséminés sur deux fois et demi la France, entre 3600 à 6000m d’altitude. Son territoire à l’écologie fragile, est soudain mis en perce par les mines, les canaux, routes et voies ferrées. D’une beauté à couper le souffle, ses plateaux et vallées voient leur équilibre immuable depuis des millénaires, frappés par l’éclair de la modernité, et le défi d’un peuplement nouveau aux valeurs opposées. Convoyés par le train, les immigrants se pressent par milliers tous les jours à travers cette nouvelle frontière… Et suite aux émeutes du 14 mars 2008, l’armée est partout, en armes… Revenant de 15 jours au Toit du Monde, premier journaliste français autorisé au Tibet depuis ces événements violents, notre correspondant Eric Meyer fait le point !
1°: la « paix chinoise » sur le Toit du Monde !
Sous un ciel d’un bleu aveuglant, Depuis le toit du Jokhang (le grand monastère lamaïste) s’offre Lhassa, capitale aux étroites ruelles et hautes façades de pierre, qui entoure comme en écrin, le palais du Potala -l’ancienne demeure des Dalai Lamas, les souverains maîtres de la secte des « bonnets jaunes ». La ville est déserte de touristes – depuis les émeutes, Pékin n’octroie plus les visas qu’au compte-gouttes. Sur l’esplanade en contrebas, on ne voit qu’une poignée d’artistes-peintres et et de boutiquiers qui se croisent les bras, et les patrouilles militaires qui défilent, l’arme au poing.
A notre hauteur, dans leurs miradors aux quatre points cardinaux, les sentinelles ne cherchent pas à se cacher : scrutant la rue, les façades à la recherche du danger, d’un sniper caché.
La même surveillance se retrouve partout en ville, donnant à Lhassa un air de camp retranché. A chaque carrefour, même désert et loin du centre, trois jeunes en tenues de combat scrutent, portant casque, bouclier de plastique et copie locale de la kalachnikov.
A travers Shigatze, seconde ville du « territoire autonome » (c’est ainsi qu’on désigne le Tibet en Chine), c’est la même scène, avec en va et vient inlassable des transports de troupes, et aux portes du festival religieux du temple de Tashilumpo (six jours de danses votives, d’exorcisme et de musique religieuse), une trentaine d’hommes en noir de brigade antiterroriste attendent, matraques au poignet.
C’est une région entière en état de choc, presque de guerre, qui nous accueille, après les émeutes très violentes du 14 mars dernier, quand quelques milliers de Tibétains civils et religieux mirent la ville à feu et à sang, lapidant quelques dizaines de « Han » et de « Hui » (musulmans) sur leur passage, torchant 300 boutiques. Six mois plus tard, Lhassa en porte encore les stigmates : immeubles calcinés et déserts, baies vitrées enfoncées à coups de pavés, certains magasins encore noirs de suie, vendent leurs T-shirts et blue-jeans sur des tréteaux provisoires, dans les décombres, faute d’avoir les moyens de réparer.
Les enfants des écoles de s’y trompent pas : quand on leur demande d’où viennent ces destructions, ils répondent tous en cœur, en chinois : « san yao si », « le 14 mars »… comme si ce décor de guerrilla était devenu la normalité !
Durant ces 14 jours, notre guide tibétaine très vigilante, imposée par le gouvernement local ne nous lâche pas d’un pas. Elle nous interdit à l’occasion de rencontrer tel ou tel étudiant ou artiste, et surtout d’interroger les lamas des sanctuaires tibétains, quoique le programme autorisé en comporte un grand nombre.
Et pourtant partout, je réussis à m’arracher quelques minutes au contrôle, le temps de quelques questions libres, et réponses furtives. Tous ces moines gardent le même traumatisme, le souvenir des violences, des morts, et surtout des arrestations par dizaines, identifiés sur films des caméras électroniques, et des photos des policiers en civil. Jusqu’à 100 lamas manquent à Drepung, le quart de l’effectif : « nous avons peur », nous confie un vieux moine, en chuchotant…
Voilà dans quelle ambiance morose se débat aujourd’hui le Tibet de l’intérieur. Protégée des regards par les murs d’un café, cette nonne bouddhiste me confie : « le Dalai Lama n’est pas le problème. Le Tibet pourrait vivre sans lui. Mais il y a un profond malaise : les jeunes Tibétains continuent aujourd’hui même à s’enfuir vers l’Inde, par l’Himalaya. Si la Chine veut la paix par ici, il va falloir changer quelque chose »…
l’armée omniprésente !
2° Et pourtant, la générosité aussi !
Ce n’est pourtant pas faute, pour la Chine, d’avoir essayé de réussir avec le Tibet, la réconciliation par la richesse. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le bel aéroport de Lhassa (et les 3 autres aéroports en construction cette année), sa ligne de chemin de fer à 3 milliards d’Euro. A 10km hors du Lhassa historique, la gare magnifique est bâtie au milieu d’une ville futuriste en construction.
En éducation, comme pour toutes ses minorités ethniques, la Chine impose l’enseignement bilingue, avec au Tibet 30.000 profs et instits, dont 80% locaux. Pour ses 10.000 étudiants, l’université du Tibet construit un nouveau campus à 60 millions d’euros : huit facultés nouvelles, en plus des trois existantes (Droit, art, commerce, tourisme…)
Partout à travers le Tibet, on gâche le béton : ici une usine d’emballage de lait de yak, là une centrale hydraulique, une nouvelle ligne de chemin de fer… C’est un bouleversement trop rapide, pas assez étudié, mais l’idée est indiscutablement d’améliorer la vie. Dans son dernier « Livre blanc » sur le Tibet, le gouvernement chinois affirme avoir dépensé sur place, 2400 milliards d’euros dont la moitié depuis 2003. Le montant couvre probablement aussi les frais d’occupation militaire, mais même ainsi, me dit Ma Jinglin, de la commission du développement (l’organe qui gère l’économie locale), « nous avons dépensé ici beaucoup plus, par habitant, que partout ailleurs en Chine »…
La jeunesse Tibétaine n’est pas insensible à ces progrès : elle se retrouve le soir avec les jeunes Chinois Han, dans les boites de la ville comme le Babyla Club, à danser sur des « tubes » qui, contrairement à Pékin, viennent d’Amérique et sont en anglais, et non en mandarin – produits à Hong Kong ou Taiwan.
Bon nombre de ces jeunes ont perdu les complexes bouddhistes traditionnels à gagner de l’argent. Et leur admiration de la puissance, des lumières des grandes villes comme Pékin ou Shanghai, les portent à des modes inquiétantes, comme compter en chinois, au risque d’oublier leur propre langue…
Par contre, si l’on parle de mariages mixtes, c’est le blocage : les parents tibétains qui s’y opposent, sourdement et fermement, par manque de confiance.
Durant mon périple, je rencontre (parfois présentés par le régime, parfois par hasard) diverses personnalités tibétaines, un juge, une infirmière, des professeurs, un paysan : tous se disent traités sur pied d’égalité avec les chinois « han », c’est-à-dire correctement…
Autrement dit, les nouveaux maîtres du Tibet tentent sérieusement d’œuvrer à une réconciliation, mais y échouent -car celle-ci ne dépend pas que d’argent, mais aussi de libre choix à laisser aux habitants – justement la limite qu’un régime totalitaire ne peut pas franchir !
la colère des Han : l’homme chinois de la rue trouve que le gouvernement donne beaucoup trop de privilèges aux Tibétains, lesquels selon lui, sont « ingrats ». Une nuit à Shigatze, un chauffeur de taxi sichuanais crie sa colère envers les Tibétains : « bien sûr on a besoin de l’armée tout le temps ici et en grand nombre, pour nous défendre… Rien que tout à l’heure, j’ai chargé deux Tibétains ivres, ils ont voulu ne pas me payer, et me frapper »… Quant à la jeune « Han » à qui j’ai commandé un massage du cou, elle me confie franchement : « en sept ans ici, je n’ai jamais voulu d’amies tibétaines : je les aime pas – elles puent » !
la fin du nomadisme : en 1959, les nomades étaient 95% de la population, sillonnant le plateau tibétain avec leurs moutons et yaks. Aujourd’hui, ils ne seraient plus que 5%. En cause : la vente des pâtures, qui se couvrent de barbelés, l’apparition des serres et des engrais autour des villes, et un très ambitieux programme de construction de maisons pour ces paysans, de belle qualité – en pierre. L’Etat qui assume la moitié des frais, l’autre étant prêtée par la banque. Le système permet de vivre plus confortablement, et pour les enfants, d’aller à l’école. Mais dans ces villes nouvelles dictées par le plan, le chômage fait rage, comme la petite délinquance et la prostitution… Tout va trop vite !
la révolte des fils d’apparatchiks : C’est peu connu, mais la conquête du Tibet fut assistée par une minorité locale, heureuse de se libérer d’une forme de semi-servage. Le socialisme en fit sa première génération de cadres, et ses enfants furent admis aux meilleures écoles chinoises, pour une formation bilingue, socialiste. Trente ans après, le résultat est d’autant plus inattendu : quoique sinophones et vivant souvent à la côte, ces jeunes se rebellent contre leurs parents, un peu comme en France, les Beurs, interpellant : « qu’as-tu fait de ma culture, papa ». Ainsi surgit un « troisième Tibet » (après celui de Lhassa, et celui du Dalai en Inde) : celui de Pékin et de Shanghai, dont la figure de proue est la poétesse Woeser, très critique envers la Chine, au nom déjà connu à l’étranger – publiée en France !
Michel, le fromager clandestin. A Bianhui, à 20km de Shigatze, c’est la fromagerie pour enfants aveugles. Ici, tout est extraordinaire : gérée par un catholique dans les ordres, le terrain est prêté par l’église lamaïste. Quoique sans aucun revenu extérieur (interdit), elle parvient à former 40 jeunes aveugles en deux ans d’études leur offrant un métier pour la vie (la fabrication de fromages, et de tapis). Le directeur canadien garde secrète sa foi chrétienne – c’est la condition pour que son existence soit tolérée. Les moyens précaires du centre proviennent de la vente des produits. Et dans ce jardin secret, profs, animateurs et élèves connaissent un bonheur quasi-parfait !
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Thierry
2 décembre 2008 à 08:46La bande son de la vidéo est vraiment incroyable… Cela me rappelle mon voyage au Tibet il y a quelques années.
Merci Eric!