Dans ma rue, ou pas très loin, se trouve un drôle de bar. Je n’y suis pas encore entré, mais chaque fois que j’y passe, il me fait un clin d’oeil. C’est une boite à jazz, désignée comme tel par son nom anglais, tandis que le nom en mandarin afiché par le néon rouge glauque est 法雨 « fa yu », « pluie française ». J’en reste estomaqué. En quoi cette musique d’origine noire américaine, peut-elle mériter le nom de pluie française.
Tout en pédalant, je gamberge : quand Deng Xiaoping était ouvrier à 20 ans, chez Renault à Boulogne, le jazz n’était pas encore de ce monde, ou à peine, sous forme de Charleston ou de Ragtime, entre New Orleans et New Rochelle. Et de toute manière, improbablement déjà présent de l’autre bord de l’Atlantique.
En plus, jazz, en chinois, ne se dit pas 法雨mais 爵士jueshi, ou littéralement « la musique du ‘Sir ‘», allez comprendre pourquoi. Décidément, tout est de guingois dans cette affaire, et dans ce bar, qui l’a probablement voulu comme ça. Car un bar cartésien, tout à angles droits, ca ne tangue pas, et pour le jazz, ça ne le fait pas !
Le CD Café, une des boites de jazz de Pékin
Essayons en une autre : imaginons le Paris de juste après la guerre, celui des années ’50 d’Autan Lara et de Cartier Bresson, celui des années ’60 de Boris Vian et des joyeux zazous faisant du jazz dans les boites de saint Germain des prés, autour du café de Flore, des existentialistes, de Sartre et de Camus. Ce jazz, amené par les Américains en ’44, derrière leurs chars d’assaut, avec leurs chewing gum et leurs Chersterfield. Allons un peu plus loin : pensons à Jacques Prévert, le poète communiste, qui chantait la pluie « rappelle toi, Barbara, il pleuvait sur Brest, ce jour là »… Dans ce Paris évidemment souvent trempé, et bien musical-branché, il y avait aussi des Chinois, comme de toutes les nations du monde. Des intellos- artistes qui bientôt retourneraient en Chine ingrate, pour donner leurs corps et leurs vies à la révolution. De ces Chinois amoureux de la France, qui en rapporteraient Balzac, Maupassant (pour l’écriture) et Bizet pour la musique classique – le grand air de Toréador. Et peut-être aussi, un peu de jazz.
C’est ainsi – peut-être, putativement- que le jazz, dans l’esprit de certains de nos amis chinois, est associé à la pluie parisienne. Si c’est vrai, c’est bien flatteur pour nous, de voir détournée cette musique de sa terre d’origine, comme si l’Amérique de Bush, lourde et réactionnaire, venant de léguer au monde deux guerres (celle d’Afghanistan et celle d’Irak) et une dépression comake, ne pouvait en aucun cas être mère de ce divertissement mélodique exquis, de ce fond de l’air de tous les cafés qui se respecte, et la seule musique que l’on ait le droit d’apprécier tout en beuglant, tapant du pied tout en tirant sur sa cigarette et en éclusant bière sur bière…
Et si mon impression était entièrement gratuite et erronée ? Et bien, « se non è vero, è ben trovato », comme diraient nos cousins transalpins !
A propos, vous avez une idée de combien de peintres chinois professionnels vivent et créent à Paris ? 2000, me dit cet ami pékinois, peintre lui-même en paysages façon antique, et fils d’un artiste chinois parmi les plus riches de la Terre. Et la plupart, pour gagner leur vie, retournent régulièrement en Asie pour y vendre leurs toiles, à bien meilleur prix qu’en France, où le marché est trop déprimé, et où le véritable art n’est pas compris (enfin, c’est leur point de vue). A vous, cher lecteur, de tirer la conclusion de cette histoire. Pour ma part, j’en reste au bon vieux « nul n’est prophète en son pays » !
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