Quand en l’an 2000, M. et Mme Huang quittèrent le hameau pour Hebi, mégapole du Henan (1,4M d’âmes), les grands-parents les suivirent pour s’occuper de Hui, leur petit d’1 an. Puis quand le couple repartit pour Anyang, ville encore plus grande, ils restèrent avec lui. Des années s’écoulèrent sans histoire, l’enfant studieux faisant leur fierté par ses bonnes notes chaque semaine. Jusqu’à l’hiver 2009 où les choses changèrent, d’abord imperceptibles, puis évidentes. Les notes baissèrent, le sourire disparut. A partir de mars, Hui se mit à sécher les cours, et d’ouvert et franc comme le jour, se fit fuyant voire menteur.
N’y comprenant rien, Pépé d’un soupir, se résigna. Mais pas Mamie qui sans l’exprimer, à sa manière discrète et efficace, se rebella. Qu’un ennemi caché lui change son bichon, était inacceptable.
Le soupçonnant brimé, elle se mit à filer Hui au sortir de l’école. Et tout de suite, elle fit une découverte. Hui n’était jamais seul mais flanqué de deux compagnons de virées. Elle les vit fréquenter diverses adresses borgnes, un commerce dont -faute de savoir en déchiffrer l’enseigne- elle ignorait la raison sociale, une maison cachée par un supermarché. Mémé Huang gardait ces adresses en mémoire, et tentait d’y retourner plus tard, la voie libre. A sa surprise, elle fit chou blanc chaque fois : c’était «réservé aux moins de 18 ans», lui dirent à la porte des créatures patibulaires. En désespoir de cause, elle se risqua alors à demander aux copains de Hui quels étaient ces lieux : mais là aussi, mur de silence, c’était la conspiration.
C’en était trop pour la mère-grand, fâchée du haut de ses 72 printemps qu’on pût ainsi la prendre pour une imbécile. Et vint alors la chance: dans l’un de ces lieux, elle vit entrer un de ces pauvres hères qui traînent partout en Chine, récupérant cannettes et plastiques au sol, recycleur de déchets. Ce fut pour elle l’occasion qui fait le larron (见兔放鹰 jìan tù fàng yīng, «à la vue du lièvre, lâcher l’épervier»). Revenant habillée de ses pires guenilles, elle passa, montrant patte blanche avec son sac à détritus. Ce fut pour découvrir, dans la pénombre, des ordinateurs aux sons tonitruants et éclairs violents. Derrière les écrans, des rangées d’enfants pâles et hâves agitaient farouchement leurs souris, les yeux écarquillés sur leurs faces de zombies : Mémé Huang savait le mal qui rongeait son petit-fils !
Elle rebroussa chemin, pensive. Avec pépé, elle aurait pu bien sûr lui infliger un châtiment exemplaire, le priver de sortie le temps de le recadrer. Mais elle ne pouvait prendre le risque d’une fugue, dont souvent en Chine on ne revient jamais. Et puis ce mal dévastateur touchait toute l’enfance de Hebi : les Chinois portaient ensemble la responsabilité pour cette tare menaçant leur descendance ! Aussi, prochaine étape, toujours muette, Mémé Huang se remit en campagne. Elle arpenta les bas-fonds de He-bi pour dresser une carte de ces lieux- 16 au total. Son illettrisme lui inspira son second trait de génie : sur le plan, et au mur de chaque établissement, elle dessina une petite tortue, (王八, wang ba) homophone du cybercafé («网吧»). Mais «oeuf de tortue» signifiait aussi «truand», en argot. 20 jours durant, les tenanciers virent à leur mur l’innocent gribouillis et ne firent pas le rapprochement. Jusqu’au jour trop tardif où débarquèrent les pandores, par elle alertés, et guidés par son plan.
De la sorte, six cybercafés furent fermés, démasqués de travailler sans licence. Les autres furent avertis, à l’avenir, de s’abstenir d’accepter des mineurs. L’histoire reste floue sur un point : la police pouvait tout savoir depuis toujours, et rien fait, suite à l’octroi de bakchichs réguliers. Cette fois en tout cas, elle n’avait d’autre choix que d’intervenir.
L’aventure valut à Mémé Huang l’admiration des masses, pour surmonter le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien à faire, au nom du bien-être collectif. La presse est friande de tels cas. Ils valident une leçon que l’Etat est anxieux de propager : que trop de liberté nuit à la santé, surtout sur internet !
Sommaire N° 39