Petit Peuple : Wanmadu – Wang Yuxiang et ses deux maris

À Wanmadu (Zhejiang), Wang Yuxiang était solide et simple, endurante à la tâche et rêvant au bonheur—rien de fort différent de centaines de millions d’autres Chinois. En 1996, à 26 ans, elle épousait Huafu, agriculteur.

De cette union naissait, un an plus tard, un beau bébé, centre de sa vie désormais.

Mais comme capricieux et jaloux de ce bonheur simple, le destin s’apprêtait à frapper le couple, comme pour l’arracher à cette banalité. En 1998, Huafu s’en alla aider un copain à monter d’un étage sa maison. Sur le chantier, il fit une mauvaise chute, et fut transporté inconscient à l’hôpital. Quand il en sortit, six semaines après, le verdict était sans appel : colonne brisée, il était tétraplégique. Jamais plus il ne marcherait ni ne travaillerait.

Pour sa femme, le choc  était double : plus de vrai homme dans son lit, et c’est sur elle que retombait la tâche de nourrir les siens, de prendre un emploi—mais lequel ?Elle ne savait rien faire d’autre que de s’occuper de son bébé. Pour tout aggraver, elle avait la charge de beaux-parents impotents.

Les voisins eurent tôt fait de trouver la solution, et de ne cesser de la lui susurrer : divorcer et prendre un autre homme, capable. Yuxiang se rebella, croyant même à une plaisanterie lorsqu’on lui soumit la suggestion. Jamais de la vie !

Elle résista encore quand les beaux-parents se joignirent à la meute, au nom du bon sens : en cas de divorce, elle aurait une allocation pour l’enfant, voire pour eux-mêmes. Mais rien à faire. Avec Huafu, elle avait signé : ils se sauveraient ensemble, ou couleraient ensemble.

Petit secret : Yuxiang avait une autre raison inattendue. Victime d’une superstition moyenâgeuse universelle, elle croyait que la déveine venait d’elle. Elle respectait l’ostracisme qui bannit les femmes de certains navires, des bus des équipes de football, des mosquées et synagogues. Respectueuse de cette tradition, elle voulait protéger l’homme, quel qu’il soit de sa malédiction générique.

Ce n’est qu’après quatre ans dans la misère qu’elle se plia à l’inévitable mariage arrangé. Après divorce à domicile – le juge étant venu vérifier le consentement du mari, elle épousa Jin Boxing, son voisin qui soupirait pour elle depuis toutes ces années.

Mais ce délai avait au moins servi à réfléchir. Elle avait pu fixer ses conditions – qui changeaient tout : son fils et son ex-mari resteraient à la maison avec eux, à leur charge. Il en résultait une alliance bizarre, ménage à trois qui pouvait faire jaser.

Contre toute attente,  10 ans après, il a tenu la route, et conquis le respect général, dû pour beaucoup à la personnalité du nouveau venu.

Paysan lui-même, Boxing était taiseux et sans attraits. L’âge (la 40aine), sa calvitie avancée et l’exode des filles à marier vers la ville, le condamnaient inexorablement à une vie solitaire de «guanggun’r» -光棍儿 –branche sèche- et il le savait.

Mais tout ce papotage au village autour du remariage possible avait fini par le mettre en alerte. Bientôt, il avait réalisé la chance de sa vie— pourquoi pas lui ? De fait, accepter les conditions de Yuxiang, lui avait tout fait gagner : et le coeur de la femme, éperdue de sa grandeur d’âme, la gratitude du grabataire pour avoir sauvé son foyer de la misère, et la considération du village, qui avait fini de rire pour tirer son chapeau devant Yuxiang et ses 2 maris. Le maire ne faisait que résumer le sentiment général en célébrant l’honneur de Boxing, le “grand coeur” de Yuxiang pour n’avoir pas quitté mari, enfant et village, comme l’auraient fait tant d’autres.  

Entre le paralytique et le valide, l’amitié s’est approfondie. Boxing ne laissa à personne le soin de laver et nourrir Huafu durant 1 mois, quand sa femme s’en alla à la ville installer leur fils. Et Huafu et Boxing assument les devoirs de père sur le petit dernier, issu du second lit. 

A  y  réfléchir, en refusant le choix entre respect de la morale et chute dans la déchéance, Yuxiang a inventé une 3ème voie, un genre inédit de tribu. Dans cet acte individuel et créatif, on est tenté de voir une sublime illustration d’un art bien chinois qui transgresse les lois sans en avoir l’air et fait ce qu’il veut sans blesser les autres : celui de « passer par la porte de derrière »  (走后门,zǒu​hòu​mén​ ).

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